L’histoire du régionyme Estrie
Le 21 juin dernier, le gouvernement du Québec a annoncé qu’il conservait Estrie comme désignation officielle de la région administrative 05, son remplacement par Cantons-de-l’Est ne faisant pas consensus dans la population. La dissension sur le sujet ne date pas d’hier. De fait, les deux régionymes se livrent une chaude lutte depuis l’apparition du nom Estrie dans les années 1940. Pourquoi et comment cette dénomination en est-elle venue à supplanter sa concurrente historique? Pour y répondre, je résumerai ici une conférence que j’ai récemment présentée à l’Université de Sherbrooke.
L’histoire commence durant la première moitié du 20e siècle. La société canadienne-française baigne alors dans le clériconationalisme, une forme de nationalisme qui promeut à la fois la religion catholique, les valeurs conservatrices et la langue française. Cette idéologie est incarnée par nombre de figures influentes, dont le linguiste Adjutor Rivard, l’historien Lionel Groulx et le politicien Maurice Duplessis. Durant cette période de Consolidation tranquille, qu’on a déjà qualifiée trompeusement de Grande Noirceur, les francophones cherchent à raffermir leur identité collective et à se réapproprier l’espace culturel. Jusqu’aux années 1960, sous l’effet du mouvement de fond qui balaye la société, de larges campagnes de « refrancisation » sont déployées pour « désanglifier » le Québec.
S’inscrivant dans l’air du temps, l’abbé Albert Tessier crée le régionyme Mauricie en 1933 afin de remplacer la dénomination alors usuelle de Vallée du Saint-Maurice, qu’il dit calquée de l’anglais St. Maurice Valley. Après s’être frotté à quelques résistances, le néologisme gagne en popularité. Au fait de l’initiative de Tessier, l’abbé Maurice O’Bready lui emboite le pas en 1946. Soutenu par l’évêque de Sherbrooke, il propose d’abandonner le régionyme Cantons-de-l’Est, issu de l’anglais Eastern Townships, au profit de celui d’Esterie, qui deviendra rapidement Estrie. O’Bready diffuse publiquement la nouvelle dénomination dans un hymne régional le 24 juin 1946 à l’occasion du Festival national de la Bonne Chanson. Le toponyme intègre tranquillement l’usage sans faire de vagues. Il acquiert notamment la faveur des milieux clériconationalistes, qui associent volontiers Cantons-de-l’Est à une « expression lourde qui sent la traduction. »
Le 16 décembre 1948, le maire de Sherbrooke, Alphonse Trudeau, emploie Estrie dans une conférence qu’il livre à Montréal pour vanter la modernité de sa ville. Il affirme au passage considérer que le nouveau régionyme français reflète particulièrement bien la composition démographique de la région, devenue majoritairement francophone. Une semaine plus tard, le notaire sherbrookois Léonidas Bachand critique vertement les propos du maire dans une lettre ouverte. Ce texte allume un brasier médiatique. Le débat s’enflamme particulièrement dans La Tribune, où des citoyens et citoyennes aux avis partagés publient plus d’une trentaine de lettres d’opinion de janvier à février 1949. Les discussions sont plus ou moins respectueuses et substantielles. À travers les injures et les facéties, des rapports idéologiques se profilent toutefois en filigrane : Cantons-de-l’Est est mis en lien avec la tradition et le passé, alors qu’Estrie est associé à la modernité et au progrès, voire à une résistance nationaliste renouvelée contre l’anglicisation.
À l’époque, l’État ne joue qu’un rôle accessoire dans la standardisation de la langue. L’Académie canadienne-française, un groupe de lettrés montréalais connu pour ses avis normatifs sur le français, fait alors office d’autorité linguistique de facto au Québec. Les académiciens, qui avaient contribué au succès de Mauricie en le recommandant en 1935, tranchent le nouveau débat : en 1951, ils prônent l’adoption d’Estrie au grand bonheur de ses partisans.
En 1956, un autre groupe d’intellectuels entre en jeu, le Comité de toponymie du Québec. Agissant sous la devise « Au Québec français, un visage français! », le comité se fixe pour objectif de franciser, d’alléger et de rationaliser la toponymie de la province. L’organisation, active aux quatre coins du Québec, se porte naturellement à la promotion d’Estrie comme substitut de Cantons-de-l’Est, qu’ils perçoivent comme une « traduction par trop littérale » et « désuète » d’Eastern Townships.
Dans les décennies suivantes, les toponymes Estrie et Cantons-de-l’Est disputent un tournoi de souque-à-la-corde impitoyable. Louis-Philippe Demers, directeur du bureau du tourisme de Sherbrooke, et Édouard Hains, directeur de l’hebdomadaire La Chronique de Magog, entreprennent une véritable croisade contre Estrie, que défendent bec et ongles Maurice O’Bready et l’historien Jean Mercier, secrétaire au Comité de toponymie du Québec. Les deux appellations ont toutes deux leurs partisans et détracteurs qui s’affrontent obstinément.
En 1981, un réajustement des limites des régions administratives force la Commission de toponymie à se questionner : quel nom choisir entre Estrie et Cantons-de-l’Est? Les toponymistes de l’organisme gouvernemental constatent la concurrence féroce que se livrent les deux régionymes. Après mure réflexion, des considérations historiques les portent finalement à retenir Estrie comme dénomination de la région administrative, le territoire de celle-ci étant plus circonscrit que celui des Cantons-de-l’Est originaux.
En 1991, soit 10 ans après l’adoption d’Estrie par le gouvernement et 40 ans après sa recommandation par l’Académie canadienne-française, la Société Saint-Jean-Baptiste souhaite commémorer l’ascension du régionyme. Pour l’occasion, elle réclame que l’autoroute des Cantons-de-l’Est soit renommée autoroute de l’Estrie. Les milieux anglophones se scandalisent de cette demande, qu’ils perçoivent comme un affront. La polarisation générale qui imprègne les débats depuis les débuts ressort alors de manière plus franche. D’une part, on rattache Cantons-de-l’Est à l’héritage colonial anglais et à une certaine tradition; d’autre part, on associe Estrie à l’affirmation et à la défense du fait français au Québec. Faute de consensus, le statu quo est maintenu et l’autoroute n’est pas renommée.
De nos jours, le toponyme officiel est beaucoup plus fréquent que son équivalent officieux : on relève 4 occurrences de Estrie pour 1 occurrence de Cantons-de-l’Est dans l’usage général du français québécois. Il y a donc une tendance forte et sans équivoque au sein de la population, qui emploie le régionyme créé par O’Bready 80 % du temps. Après plus d’un demi-siècle à résister contre les assauts, cette dénomination s’est ancrée fermement dans la langue. Loin de n’être qu’un mot banal, le toponyme Estrie symbolise, par son histoire, le combat pour l’affirmation et la survivance du français au Québec.