Les petits frédérics du Québec

16 octobre 2022 | Par Gabriel Martin | Linguistique, vol. 20, no 5

Transcription à l’oreille du chant d’un frédéric entendu à Sherbrooke, dans le bois Becket. Celui-ci opte pour le chant traditionnel de son espèce, certains frédérics de la région s’étant mis à apocoper le « Frédéric, Frédéric » en un tout nouveau « Frédé, Frédé ».

Le bruant à gorge blanche, usuellement appelé frédéric ou petit frédéric en français québécois, est un oiseau très commun en Amérique du Nord. On m’a questionné à répétition sur l’origine de ses différentes dénominations. Par conséquent, j’éclairerai ici leur histoire, en déterrant comme à mon habitude des informations méconnues.

Notre sympathique gaillard à plume apparait dans la documentation savante au 18e siècle. Après une longue période d’hésitation, les spécialistes s’accordent pour le nommer Zonotrichia albicollis en allusion à son apparence : d’une part, le nom générique Zonotrichia signifie « calotte à bandes » et évoque les rayures du dessus de sa tête; d’autre part, l’épithète spécifique albicollis signifie « cou blanc » et rappelle la tache blanche située sous son bec.

En français, le nom technique de ce granivore a varié au fil du temps. Les spécialistes européens le décrivent pour la première fois en 1760. Ils le désignent d’abord comme le moineau à gorge blanche, d’après la dénomination anglaise de White-throated Sparrow assignée par l’ornithologue George Edwards, puis comme le moineau de Pensilvanie, d’après la dénomination retenue par le naturaliste Mathurin-Jacques Brisson. À partir du 19e siècle, l’oiseau se fait surtout connaitre comme le pinson à gorge blanche. Ce nom est encore connu de nos jours. Durant les années 1860 et 1870, il est temporairement concurrencé par celui de pinson à poitrine blanche dans les descriptions canadiennes, notamment chez James M. Le Moine et Léon Provancher, mais l’éclipse ne dure pas. L’appellation de pinson à gorge blanche ne se frotte ensuite à aucune concurrence pendant plus d’une centaine d’années. Ce n’est qu’en 1982, à la prépublication de nouvelles listes par la Société ornithologique américaine, qu’on se met à classer l’oiseau comme un bruant et non plus comme un pinson; dès lors, on se met à l’appeler bruant à gorge blanche. De nos jours, cette dénomination est privilégiée par les ornithologues professionnels et supplante donc les autres noms techniques.

Dans la population québécoise générale, le bruant à gorge blanche est largement connu comme le (petit) frédéric. Ce nom usuel rapporte au chant le plus typique de l’oiseau, dont les neuf notes se superposent aisément à la phrase de neuf syllabes « Où es-tu Frédéric, Frédéric? » De nombreuses variantes de cette formule existent, la plus populaire étant sans doute la facétieuse « Cache ton cul, Frédéric, Frédéric! » que les cœurs bon enfant évoquent par badinerie. Pourquoi le prénom Frédéric y a-t-il été retenu plutôt qu’un autre? Le choix est en partie arbitraire, mais on remarque que les trois syllabes de ce mot – par leurs poids distincts, autrement dit par leurs durées respectives – rendent bien le rythme des trois notes redoublées à la fin du chant traditionnel de l’oiseau. Notons au passage que frédéric se transcrit de préférence avec une minuscule lorsqu’on l’emploie pour référer à l’oiseau, puisqu’il s’agit alors d’un nom commun et non plus d’un nom propre.

Il n’est pas aisé de dater avec précision à partir de quel moment le surnom contemporain du bruant à gorge blanche a gagné l’usage. Les meilleures sources disponibles, soit le dictionnaire normatif Usito et le dictionnaire historique des Noms français des oiseaux du monde (NFOM), font remonter la forme Frédéric à 1951. Une recherche approfondie permet cependant d’antédater l’emploi, qui se serait en fait diffusé dans l’usage canadien-français au cours des années 1930. Du moins, la phrase imitative « Où es-tu Frédéric » apparait dans le Le Bulletin des agriculteurs du 6 décembre 1934 et la variante « Ti… tu… Médéric, Médéric, Médéric… », datée de février 1932, figure dans l’Almanach Saint-François de 1933. Des énoncés dans lesquels le nom de Frédéric réfère explicitement à l’oiseau lui-même apparaissent dès la décennie suivante. Ainsi, une première attestation du phrasème petit Frédéric se trouve dans le mensuel Relations de juillet 1942, qui fait le compte-rendu du roman La terre du huitième d’Adolphe Nantel, où le fameux « Cache ton cul, Frédéric, Frédéric » est imprimé noir sur blanc.

Avant l’émergence du surnom frédéric, les Canadiens français nommaient familièrement l’oiseau siffleur ou siffleux, des synonymes respectivement attestés chez le naturaliste Charles-Eusèbe Dionne en 1883 et chez son lointain parent, l’historien et glossairiste Narcisse-Eutrope Dionne, en 1909. Durant la seconde moitié du 20e siècle, la dénomination frédéric supplante en fréquence l’appellation antérieure, mais les personnes âgées de partout au Québec continuent alors quelquefois d’employer siffleur et siffleux pour désigner l’oiseau, comme en témoigne l’Atlas linguistique de l’est du Canada. De nos jours, seul (petit) frédéric demeure bien attesté en français québécois comme surnom du bruant à gorge blanche, l’emploi de siffleur en référence à cet oiseau particulier ne se rencontrant plus dans l’usage général. Le nom masculin siffleux, quant à lui, est maintenant réservé à la marmotte, un gros rongeur capable de produire un sifflement d’alerte perçant… un peu moins serein que le doux ramage du frédéric – cela va sans dire!

Avant d’être nommé dans les langues indo-européennes comme le latin et le français, le frédéric avait fort probablement déjà été remarqué par les Premiers Peuples. Les diverses dénominations autochtones qui existent de nos jours pourraient faire l’objet d’un article complet. Pour ne fournir qu’un exemple, mentionnons qu’en langue innue contemporaine on appelle habituellement le bruant à gorge blanche kautauassikunishkueunishit, une nominalisation qui signifie littéralement « celui qui a un chapeau de bébé » et qui fait allusion à la tête de l’oiseau, dont le plumage rappelle les bonnets à rayures traditionnels avec lesquels on coiffait les bambins. Les Innus utilisent le même nom pour quelques autres oiseaux estivaux d’apparence analogue, dont le bruant à couronne blanche (Zonotrichia leucophrys) et le roitelet à couronne dorée (Regulus satrapa).

 

La chronique linguistique du Journal de rue de l’Estrie livre des informations inédites sur la langue française, notamment sur les particularités du français québécois. Vous pouvez courrieller vos questions et commentaires à son auteur au gabriel.martin@usherbrooke.ca.

Gabriel Martin, linguiste

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