Le monde bouge, la langue aussi – Entrevue avec Gabriel Martin

2 juin 2024 | Par Pierrette Denault | Linguistique, vol. 22, no 3

Le monde bouge, la langue aussi. Pour traduire cette évolution, quoi de mieux que d’ajouter des mots nouveaux à notre vocabulaire? C’est ce à quoi s’appliquent chaque année les équipes du Petit Robert. Sollicités pour leur collaboration et leur expertise, ses employés sont à pied d’œuvre dans toute la francophonie et font appel, depuis la fin des années 1970, à des linguistes du Québec. Gabriel Martin est de ceux-là.

De Sherbrooke au Petit Robert

Gabriel est détenteur d’une maîtrise en linguistique de l’Université de Sherbrooke. Depuis plusieurs années, il met ses compétences et sa passion au service de la langue française. Il tient une chronique linguistique dans le Journal de rue de l’Estrie et ses articles suscitent constamment des commentaires élogieux de la part de notre lectorat.

Mais comment diable, Gabriel est-il devenu collaborateur du Robert? Tout a commencé par une collaboration avec Jérôme Charette-Pépin, animateur du balado Ainsi soit chill et auteur du futur Dictionnaire du chilleur (serait-ce ici un clin d’œil au Calepin d’un flâneur de notre cher Félix?). Les deux jeunes linguistes, réunis par leur passion des mots, vouent un amour décomplexé au français d’ici; ils ne portent aucun jugement sur la langue, et adoptent une posture strictement descriptive. Dès leurs premières rencontres, la magie opère.

De fil en aiguille, par l’intermédiaire du réseau de son collègue, Gabriel s’est retrouvé dans l’entourage du Robert. « C’est une belle équipe de passionnés, un sympathique “phalanstère de spécialistes” pour ainsi dire. Qu’on pense au directeur Charles Bimbenet, un homme sincèrement ouvert au français du Québec, à la brillante Géraldine Moinard, que Jérôme et moi surnommons affectueusement la “déesse de la lexicographie”, à l’informaticien Sébastien Pettoello ou au lexicographe Pierre Chauveau-Thoumelin, on sent dès les premiers contacts que nous avons affaire à un groupe de talents. »

Des québécismes à Paris

À titre de collaborateur, Gabriel est aux aguets. Quels mots nouveaux du vocabulaire québécois méritent leur place dans la prochaine édition du Petit Robert? Lesquels reflètent un usage fidèle au Québec?

Trois critères de filtrage doivent orienter ses choix. On teste d’abord la fréquence : l’emploi de ce mot est-il fréquemment attesté dans l’usage contemporain le plus général? On exclut d’emblée ce qui est trop rare (codinde, courrieller…) ou trop spécialisé (enfaçage, refaisage…). On s’assure aussi d’une diffusion géographique large : on évite ce qui est trop local. « Le nom masculin gustru, un équivalent de trucmuche, n’est connu qu’à Sherbrooke par les millénariaux, illustre Gabriel. Il n’aura donc pas droit de cité dans Le Robert. Au contraire, on cherchera à y ajouter des mots utilisés à la grandeur du Canada, donc par les Québécois aussi bien que par les Acadiens, les Franco-Ontariens et les autres communautés francophones du territoire. » Finalement, le mot nouveau doit répondre au critère de pérennité, c’est-à-dire qu’il doit soit être en emploi depuis plusieurs décennies soit être déjà bien implanté malgré sa relative jeunesse.

Parmi les nombreux mots ajoutés dans la nouvelle édition du Robert, signalons afrodescendant (d’ascendance africaine), bigorexie (préoccupation extrême de l’apparence corporelle – on pense tout de go au roman d’Anthony Lacroix Proust au gym) ou encore edamame (fève de soya). On y retrouvera aussi les mots d’ici boss de bécosses, déguédiner et sociofinancement. Soulignons avec joie l’arrivée dans les pages du dictionnaire de Michel Jean, journaliste et écrivain innu.

De la folklorisation à la bonification

Euréka
Vous souhaitez proposer un mot nouveau pour la prochaine cuvée? Faites parvenir votre proposition à notre linguiste à l’adresse suivante : gabriel.giroux.martin@gmail.com

Gabriel s’attendait à ce que ce soit l’inclusion de sociofinancement, « un mot standard inventé à Montréal comme équivalent de l’emprunt crowdfunding », qui suscite le plus de réactions positives. Toutefois, c’est finalement l’inclusion de boss des bécosses et de déguédiner qui a attiré les éloges au Québec. « Les réactions en marge des entrevues ont été sans équivoque : on se reconnaît largement dans ces emplois emblématiques, certes informels, qui gagnent aujourd’hui leurs épaulettes. Le déguédiner des Enfantômes et le boss des bécosses de la Guerre des tuques ont manifestement une grande résonance socioculturelle. » Il a toutefois prévenu Le Robert que les linguistes concurrents pourraient les attendre, comme il le dit un tantinet amusé, « avec une brique et un fanal ». L’argument classique, plus réactionnaire que constructif, étant toujours le même : la France, en décrivant des emplois québécois informels, contribuerait à la folklorisation du Québec.

« J’ai moi-même déjà adhéré à cette idée d’une lexicographie hexagonale folklorisante, confesse Gabriel. Cependant, on fait erreur et on entrave des dialogues fructueux avec nos cousins de France en dépeignant aussi caricaturalement leur production. » Les réactions épidermiques trahiraient même une certaine insécurité linguistique propice à des lectures biaisées.

« Quand on compare objectivement les dictionnaires de France et du Québec, précise-t-il, on se rend bien compte que la description du français québécois est parfois bonifiée par les travaux de nos homologues d’outremer. » Une description du français québécois bonifiée par des dictionnaires conçus à Paris? « Par exemple, Le Robert a relevé sociofinancement dans une source écrite de 2011, datant ainsi plus exactement sa naissance que les autres sources; il fait le pont entre boss des bécosses et ses synonymes chefaillon et petit chef, ce qui est inédit; il nous précise que déguédiner s’utilise surtout à l’impératif et il débroussaille son étymologie, ce qu’aucun dictionnaire n’avait encore fait. » De plus, insiste-t-il, le Petit Robert reconnaît l’existence d’un français québécois standard avec sociofinancement sans manquer de signaler que déguédiner et boss de bécosses découlent d’un registre familier.

En conclusion, le Petit Robert cherche avant tout, dans les cas d’emplois hors France, à célébrer la francophonie. Gabriel est unanime : « L’équipe du Robert est bien consciente que la langue française est une copropriété de tous les francophones de la planète… ce qui inclut certainement le locutorat du Québec! », lance-t-il fièrement.

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