Bardanes, craquias, toques ou picpics? Une question épineuse
Il y a quelques semaines de cela, une collaboratrice m’interrogeait sur les capitules de bardanes, ces petites boules épineuses qui s’accrochent couramment aux vêtements des randonneurs et à la fourrure des animaux. Constatant qu’on les nomme différemment selon la région, elle m’a demandé de lister les principales désignations en usage sur le territoire québécois.

À l’instar de nombreuses plantes, la bardane s’est vu attribuer divers surnoms populaires au fil des années. Un coup d’œil dans l’incontournable Glossaire du parler français au Canada (1930) permet d’apprécier la profusion lexicale à laquelle les espèces du genre Arctium donnaient déjà lieu il y a un siècle. En effet, l’ouvrage dissémine à travers ses pages une quinzaine de désignations plus ou moins communes des bardanes ou de leurs capitules : aux évocateurs piquants, teignes et toques qu’il recense, s’ajoutent ainsi les pittoresques artichauts, diables, lépaces et rapaces, de même que les multiples crakias, grakias, grateaux, graterons, gratias, grattons, glouterons et gloutons.
Le Parler populaire du Québec et de ses régions voisines (1980), une précieuse source d’informations géolinguistiques récoltées de 1969 à 1973, aide à affiner le portrait en fournissant des données sur les emplois traditionnels les plus fréquents et sur leur distribution géographique. Quelques désignations ressortent du lot lorsqu’on croise les relevés de l’entrée bardane (volume 5, question 1033) avec des corpus récents. On constate ainsi que les formes craquia et graquia sont assez présentes dans les parlers de l’Ouest (représentés par Montréal), tandis que le nom toque domine dans les parlers de l’Est (représentés par Québec). On note par ailleurs que, dans les parlers acadiens, la faveur va principalement au surnom poétique d’amoureux, une allusion à la manière dont les capitules de bardane s’accrochent aux gens comme s’ils en étaient épris.
Certaines de ces formes, peu usitées en Estrie, pourront étonner le lectorat du Journal de rue. À Sherbrooke, en effet, on réfère habituellement au capitule de la bardane avec le nom masculin picpic, parfois simplifié en pipic. Bien qu’il soit peu attesté à l’écrit et dans les travaux linguistiques, ce nom est beaucoup plus courant dans la région que ses autres équivalents.
Ainsi donc, alors que le français du Québec est largement standardisé et qu’il tend à s’homogénéiser, quelques régionalismes comme craquia, toque et picpic distinguent encore les parlers locaux. Anecdotiques en apparence, ces particularismes méritent en fait d’être célébrés et protégés pour ce qu’ils sont : de précieux fragments du patrimoine linguistique aptes à susciter des discussions enjouées, voire par moment à faire réfléchir sur des questions aussi fondamentales que la transmission culturelle et les identités collectives.
Les petits crochets des picpics leur permettent de se fixer sur la fourrure des animaux qui les frôlent. Ce mécanisme illustre un exemple d’épizoochorie, un mode de dispersion des semences où les graines s’accrochent au corps d’un animal pour être transportées vers de nouveaux endroits. Dans les langues latines, la zoochorie inspire parfois des noms populaires liés à l’amour, comme celui d’amoureux en français acadien. On note une métaphore similaire à l’œuvre dans l’espagnol amor seco (littéralement amour sec), qui réfère à des espèces dont les graines ou les fruits secs utilisent le procédé en question.
Gabriel Martin, linguiste