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Ensaf, la géante

1 février 2018 | Par Pierrette Denault | Communautaire, Entrevue

Le Journal de rue de l’Estrie est allé à la rencontre d’Ensaf Haidar, l’épouse de Raïf Badawi. Autant vous le dire d’emblée, derrière cette femme au physique délicat et fragile, nous avons tout de suite découvert une battante! Sa grandeur d’âme, sa détermination sans faille et sa fougue incroyable pourraient nous servir de modèle à tous. Son amour pour son mari gouverne chacune de ses actions. C’est une guerrière, elle ne baissera jamais les bras. Son combat prendra fin avec la libération de celui qu’elle aime. Elle veut le sortir de la noirceur; elle va le sortir de la noirceur. Entrevue avec une géante. 

Ensaf Haidar, femme de Raïf Badawi, réfugiée à Sherbrooke depuis le 31 octobre 2013.

JdeR : Après plus de cinq années de combat, où puisez-vous encore toute cette énergie? 

Ensaf :  Cette force me vient de tout le monde qui m’entoure et qui m’accompagne, ici comme ailleurs, dans mon combat pour obtenir la libération de mon mari. Raïf est seul, loin de nous, mais moi, j’ai des amis partout dans le monde et particulièrement à Sherbrooke. Ma famille est très grande maintenant.   

JdR : Comment s’est passée votre intégration au Québec? Qu’est-ce qui vous est apparu le plus difficile au départ? 

Ensaf : Quand j’ai quitté mon pays, l’Arabie Saoudite, je me suis enfuie avec mes trois enfants d’abord en Égypte pendant deux mois, puis j’ai rejoint le Liban où j’ai séjourné durant deux ans. Là, mes enfants ont appris un peu le français. Notre vie là-bas était très très difficile : il fallait toujours se surveiller, ne pas entrer en contact avec les autres. Je vivais dans la peur tous les jours. Mais au moins je parlais arabe. Quand on arrive au Québec, le choc, c’est d’abord la langue. Tout est tellement différent : l’alphabet, les chiffres, les mots. J’étais si seule, il n’y avait personne autour de moi. J’ai pleuré souvent. Mais pendant que mes enfants allaient à l’école, j’ai travaillé très fort pour apprendre le français. C’était au Cégep en 2014. Les professeurs m’ont beaucoup encouragée.  

JdeR : Qu’est-ce que vous avez apprécié le plus? 

Ensaf : La liberté. La chance incroyable de pouvoir dire ce qu’on pense, de pouvoir aller où on veut.  

JdeR : Étiez-vous habituée à vous débrouiller seule? 

Ensaf : En Arabie Saoudite, c’est Raïf qui s’occupait de tout. Quand les choses ont basculé, j’ai dû apprendre tout tout tout : comment ouvrir un compte de banque, comment faire des chèques, louer un logement, signer un bail, etc. Heureusement, le SANC (Service d’Aide aux Néo-Canadiens) est venu à notre rencontre à la gare d’autobus. Un interprète m’a accompagnée pour inscrire les enfants à l’école et pour toutes sortes de démarches importantes comme les cartes d’assurance sociale, les cartes d’assurance-maladie, etc. Aujourd’hui, je suis indépendante et je peux tout faire cela par moi-même. Je le dis à Raïf et il est fier de moi. 

JdeR : Pourquoi avoir demandé de venir vous réfugier ici? Que saviez-vous du Canada avant qu’on vous dise que ce serait votre pays d’accueil?  

Ensaf : Je cherchais un pays éloigné de l’Arabie Saoudite parce que le père de Raïf voulait me prendre les enfants. Et je voulais un pays où on parle français parce que mes enfants avaient commencé à apprendre la langue au Liban. On m’a désigné le Québec. Sur Internet, j’ai vu la ville de Québec (que je confondais alors avec la province) près du fleuve et de la mer. Des personnes autour de moi m’avaient surtout parlé de la température. On me disait qu’il y avait six mois de lumière et six mois de noirceur. Et qu’il y faisait un froid terrible. Ça me faisait peur! 

JdeR : Et alors? 

Ensaf : Aujourd’hui, je ris de tout ça! Car même quand il fait -30C, je n’ai pas froid. Ce pays est chaleureux et je suis entourée d’une grande famille que j’ai choisie : ensemble, on forme la grande famille Badawi! Il y a mes amis et amies d’Amnistie Internationale de l’Estrie, les participants et participantes fidèles aux vigiles à Sherbrooke. On se téléphone, on s’écrit, on se voisine, on célèbre l’Halloween en souvenir de notre premier jour à Sherbrooke, on fête Noël ensemble. Je peux leur confier mes enfants lorsque je me déplace pour parler de Raïf. Je me sens en sécurité ici et la vie est beaucoup plus facile. C’est mon pays maintenant et j’ai hâte de le faire connaître au père de mes enfants. 

JdeR : Tout le monde connaît l’histoire de Raïf Badawi : des centaines d’articles paraissent sur Internet, vous avez accordé des entrevues à plusieurs grands médias, comme Paris Match, vous avez rencontré des chefs d’état, pris la parole devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, écrit un livre qui raconte votre histoire, vous avez parcouru une partie de la planète pour demander qu’on prenne sa défense et qu’on implore le prince héritier d’Arabie Saoudite de le gracier. En 2015, on vous a remis le Prix Sakharov pour vous récompenser de consacrer votre existence à la défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Que vous reste-t-il encore à accomplir? 

Ensaf :  J’aimerais consacrer davantage de temps et d’énergie à la Fondation Raïf Badawi pour venir en aide aux personnes dont les droits et libertés sont bafoués. Mais en même temps, je dois me consacrer à élever mes trois enfants qui grandissent loin de leur père. Ils ont 14, 13 et 10 ans. Ils ont beaucoup changé en cinq ans, c’est ce que j’explique à Raïf : parfois il me dit qu’il a peur de ne pas les reconnaître. L’autre jour, une de mes filles a dit : j’aimerais pouvoir toucher la peau de mon père. C’est si difficile pour eux. C’est pour cette raison que je n’abandonnerai jamais ce combat! 

***  

Le Journal de rue remercie Ensaf Haidar pour cet entretien. Ensaf Haidar n’a pas vu son mari depuis 2009. Elle est débarquée à Sherbrooke le 31 octobre 2013. Sherbrooke est désormais son refuge, son nid. C’est ici qu’elle veut passer sa vie avec Raïf, son mari. Elle invite la population à joindre les rangs des vigiles organisées par Amnistie internationale en Estrie. Rendez-vous chaque vendredi devant l’Hôtel de Ville, entre midi et 13h. 

À lire : 

-Mon combat pour sauver Raïf Badawi. Mon mari. Notre histoire 

-Une bande dessinée documentaire pour découvrir l’histoire de Raïf Badawi. Consulter : ici.radio-canada.ca/badawi  

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