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Aristote et la légalisation du cannabis

1 février 2019 | Par Jacques Quintin | Philosophie

Nous n’avons aucun indice pouvant indiquer qu’Aristote consommait du cannabis ou d’autres produits qui provoquent une modification de la conscience. Toutefois, il a toujours mis en valeur la modération comme guide dans nos manières de vivre. En ce sens, il est le dépositaire d’une longue tradition en Grèce ancienne qui s’étend jusqu’à nous : la modération en toute chose. Sauf que la modération, ou la juste mesure, ne s’établit pas à l’aide d’un calcul mathématique. Ce principe de vie se dégage plutôt de l’exercice concret de la vie quotidienne. C’est ainsi qu’Aristote oppose la connaissance scientifique, objective et théorique à la connaissance subjective et interprétative impliquée dans le monde de la vie concrète. Ce second savoir s’inscrit dans un contexte de vie. Autrement dit, Aristote fait la distinction entre l’intelligence des causes et l’intelligence des contextes de vie. 

À l’automne 2018, le ministre de la Santé, un neuropédiatre, s’est servi de son statut d’homme de sciences pour justifier la légalisation du cannabis pour les personnes de plus de 21 ans, en précisant que, dans un monde idéal, la légalisation ne devrait s’appliquer qu’aux personnes de plus de 25 ans, âge où le cerveau a atteint sa maturité. Inutile de dire que cette proposition s’appuie sur des études scientifiques sérieuses, quoique toujours discutables selon différents paramètres.  

Cette proposition est aussi discutable pour d’autres motifs : imposer à l’ensemble d’une population des contraintes sévères (paternalisme) pour assurer une meilleure santé sans tenir compte du vivre-ensemble ne relève pas de la science, mais de l’éthique et de la politique. Il y a un glissement entre une intelligence théorique et une intelligence du vivre-ensemble. 

Autre point d’interrogation : pouvons-nous faire de la santé une valeur absolue? Dans ce cas, soyons conséquents : interdisons l’alcool, la cigarette et toute la malbouffe de ce monde. Sauf que l’interdiction n’a jamais empêché les gens de consommer ce que bon leur semble.  

Si la science est une chose et le vivre-ensemble une autre, il n’en demeure pas moins que la science peut contribuer à un meilleur vivre ensemble, si elle se limite ici à éduquer ou à informer la population des risques d’une consommation abusive chez les jeunes sans donner des leçons de morale. Mais elle devra aussi informer les gens des bienfaits de la légalisation sur le plan social et économique. Également, elle devra rendre compte des bienfaits d’une approche de réduction des méfaits, contrairement à une approche de prohibition, car plusieurs études scientifiques le démontrent. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle les médecins qui exercent leur compétence en santé communautaire défendent la légalisation. 

Il convient aussi de prendre conscience que l’éducation est certes nécessaire, mais sûrement insuffisante pour éradiquer la consommation de produits qui peuvent avoir de graves impacts sur la vie des gens. Il n’est pas rare que nous fassions exactement le contraire de ce que nous pensons être le meilleur pour nous.  

Si nous réfléchissons au constat d’échec de la prohibition et de l’éducation, et par conséquent, à celui éventuel qui suivra l’établissement de l’âge légal de la consommation de cannabis à 21 ans, il ressort qu’une société organisée par des experts de tous genres devient une société sans subjectivité et insipide. C’est enlever à l’être humain ce qui fait de lui un humain : la réflexion sur ce qui est bien pour sa propre vie. Au péril de se tromper, nous appelons cela le beau risque de la liberté. Il est même permis de penser que si nous enlevons à l’être humain la liberté de penser et de choisir par lui-même, celui-ci se rabattra encore davantage sur des produits qui lui donneront l’impression de liberté. Le priver de liberté, c’est tuer la conversation qu’il entretient avec lui-même : c’est tuer son âme. Nous pourrions alors nous demander si la consommation n’est pas le symptôme d’un manque de liberté! Lorsque l’être humain n’a plus les moyens à sa disposition pour mener la vie qu’il souhaiterait mener, il convient de croire que tout ce qu’il lui reste est la consommation. Ce dont notre société a réellement besoin, ce n’est donc pas de prohibition et d’une meilleure éducation sur les drogues, mais de meilleures conditions pragmatiques pour permettre à chaque citoyen de choisir la vie qu’il désire mener selon ses valeurs ou ce qui a du sens pour lui. C’est pourquoi Hans-Georg Gadamer, un autre philosophe, dit, à la suite d’Aristote, que cette intelligence du sens ne peut se réaliser qu’à l’intérieur d’un véritable dialogue.   

Certes, les effets de la consommation du cannabis, mais aussi de l’alcool et de la mauvaise nutrition, sont bien documentés. L’Association des médecins psychiatres du Québec peut souhaiter une non-consommation de cannabis, mais l’imposer comme norme sociale est une autre affaire. Il ne faut pas confondre connaissance, désir et normativité. Et ça prend un peu de philosophie pour bien discerner ces ordres de réalité tout à fait différents. Sinon, nous produisons de la confusion et nous prenons des décisions mal éclairées.   

Lorsqu’un neuropédiatre affirme que la légalisation à 21 ans va protéger les plus jeunes, nous sommes en droit de nous demander s’il n’est pas un peu gelé! Comme quoi, comme le mentionne Rabelais, « la science sans conscience est ruine de l’âme ». Le cocktail dans lequel nous mêlons un peu de connaissances avec un désir louable qu’est une meilleure santé et une volonté de réguler la vie sociale est toxique au plus haut point. Nous risquons de nous retrouver dans une société encore plus délirante qu’elle l’est déjà.  

L’existence concrète du vivre ensemble est faite de changements et d’inquiétudes qui peuvent générer leur lot d’angoisses. Mais se sécuriser en fixant la vie sociale à l’aide de balises scientifiques, légales et souvent dogmatiques ne peut produire qu’un gel de la subjectivité humaine qui ne se nourrit pas uniquement de connaissances, mais du désir de donner un sens au vivre-ensemble. Pour proposer un sens à cette existence concrète du vivre ensemble, l’être humain ne jouit d’aucun savoir atemporel et décontextualisé. Il doit s’en remettre à ce qu’il est fondamentalement : un être qui interprète à l’intérieur d’un dialogue sur ce qu’est le mieux pour le vivre ensemble. 

Aristote affirme que nous ne possédons pas de réponses à nos questions sans une mise à l’épreuve dans l’existence concrète. Nous devons retenir la leçon: si l’être humain devient ce qu’il est, ce n’est pas en se collant sur un savoir antérieur à la vie concrète, mais en plongeant dans la multiplicité inhérente de l’existence concrète. Bref, il ne convient pas de confondre la sphère de la vie rationnelle avec celle du vivre-ensemble dans laquelle se confrontent de multiples points de vue. Il y a donc toutes sortes de vérité : la vérité du sens commun en fait partie.   

Les décideurs, comme tous les citoyens, doivent se sortir du piège de la volonté d’avoir raison sur autrui en faveur d’une pensée commune sur le bien-vivre ensemble. Devant l’imperfection de l’existence concrète, nous n’avons pas besoin de davantage d’actions rationnelles, mais d’une visée du raisonnable. Or, en posant la limite à 21 ans, c’est comme si nous n’avions rien compris aux motifs de la légalisation. Dans le monde du sens commun, une seule perspective n’est jamais souhaitable. 

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