La maison cassée

1 octobre 2019 | Par Pierrette Denault | Voix libre, vol. 18, no 5

Cinq heures. Tu lèves les yeux vers le ciel. La lune, qui file se coucher derrière la colline, ressemble à une assiette ébréchée. Il fait encore noir. Tu vas à tâtons d’une pièce à l’autre et tu allumes une à une les fenêtres de ta petite maison. Dans la salle de bain, que tu appelles closets, dans la cuisine, le salon, dans ta chambre, on dirait des lampes-tempête. Ce n’est pas un jour comme les autres et tu as le cœur pesant comme un noyé. Pour la deuxième fois, Couscous réclame la porte; tu la bouscules d’un coup de pied. Tu as mal dormi. Tu dors si mal depuis que. Où est donc passée ta patience?  

Le mois dernier. Un dimanche après-midi, tes enfants sont venus te visiter. Un complot bien orchestré qui a laissé des traces. Leurs mots, durs comme des roches, rouleront longtemps dans ta tête. Débarrassez-vous donc de vos vieilleries avant qu’il soit trop tard. On n’en veut pas de vos affaires – tu avais même entendu cochonneries. Ton plus vieux avait été le plus coriace. Jetant un regard circulaire sur tes biens, il avait ajouté qu’anyway quand tu serais morte, ils balanceraient tout ça à la dumpAprès leur départ, tu avais cherché du réconfort auprès de ta sœur Simone. Vous aviez convenu que les temps avaient bien changé, qu’elle était loin l’époque où on finissait ses jours dans sa propre maison, que c’était ça la vie d’aujourd’hui, qu’on ne pouvait plus compter sur l’aide des enfants, qu’ils couraient du matin au soir, qu’ils étaient bien trop occupés pour prendre soin de leurs vieux, et que et que. Pour te consoler, elle t’avait proposé de faire une vente de garage. Aussi bien s’amuser. Tu pouvais compter sur elle : elle viendrait t’aider. Et puis, tu te ferais un peu d’argent pour défrayer ton déménagement. L’heure était venue de casser maison. 

Aux aurores. Tu fais ton dernier tour de piste. Ta tournée d’adieu. Dans chaque pièce, les souvenirs refont surface et tu étouffes des sanglots dans tes mains. Tu aurais tant voulu t’éteindre dans ta maison. Dans tes affaires. Te voilà condamnée à te séparer de ta chatte d’Espagne, de tes meubles, de ton adresse, de ton univers tout entier. Cette nuit encore, tu entendais la voix de la directrice de la résidence où tu coucherais ce soir et tous les autres soirs de ta vie. Elle t’avait fait visiter une chambrette grande comme un napperon en te tapotant les mains et en t’interpelant par ton prénom comme si vous aviez gardé les cochons ensemble. Inutile d’apporter tes meubles, ma belle Éva, le centre d’accueil te fournira tout tout tout. Tu avais négocié ferme. Il y avait toujours bien des zimites à se dépouiller! Tu avais haussé le ton : tu arriverais avec ton vaisselier en chêne ou tu ne signerais pas le formulaire de bail qu’elle te tendait - un point, c’est tout! Pas question de laisser derrière toi le magnifique joyau à vitres biseautées – héritage de ta grand-tante. 

Six heures. Simone entre en riant. Un courant d’air frais au milieu de ton chagrin. Elle a tout prévu : les tabliers de vendeuses, le petit change, les sandwiches, la boîte de Jos-Louis, les cigarettes, un six pack de Coke. Tout de suite, tu te sens mieux. Ta sœur a raison, tant qu’à faire aussi bien s’amuser. À peine si les tabliers sont attachés que se pointent les premiers visiteurs. Ils prétendent être à la recherche de vaisselle pour le petit dernier qui s’installe en appartement. Ça tombe pile, tu en as pour les fous et les fins. Trois grosses boîtes de vaisselle toute dépareillée, que tu laisses aller pour une bouchée de pain. Tu veux qu’ils décampent au plus sacrant. Quand tu les vois s’éloigner dans leur pick-up déjà chargé, tu éclates de rire en pensant à la face qu’ils feront en découvrant les tasses sans anses, les soucoupes fêlées. Tu te dis qu’au moins ils ne feront pas d’argent sur ton dos en revendant ta vaisselle dans leur prochaine vente de garage. Les maudits séraphins, ils s’apercevraient que tu n’es pas si niaiseuse que tu en as l’air! 

maison cassée, Serge Lavigne
Casser maison : (Figuré) Abandonner un type de vie pour un autre. Se dit surtout des personnes quittant leur demeure pour intégrer une maison de retraite.
Crédits photo : Serge Lavigne

Toute la journée. Après dîner, tes jeunes voisins sont venus te saluer une dernière fois avec leurs jumelles qui, les yeux dans l’eau, t’ont offert un bouquet d’anémones et un plat de sucre à la crème. Les petites ont promis de venir te visiter et tu as fait semblant de les croire. Plus tard, la voisine d’en face est repartie avec la litière, la cage de transport et Couscous dedans qui paniquait. Tu ne pouvais pas l’emporter avec toi et il n’était pas question de la faire euthanasier – elle mourrait de sa belle mort dans son quartier. À part les senteux de vesse qui viennent juste pour écornifler, la vente va bon train. Les recettes s’entassent au fond des tabliers et tu te dépouilles sans trop de remords. Tu vois partir l’un derrière l’autre le lit en brass dans lequel tu as mis au monde tes cinq enfants, la table à panneaux où ça jouait du coude pour être servi le premier, les lampes torchères, les catalognes qui embaument la naphtaline, ton vieux frigidaire GM – il ne s’en fait plus des solides comme ça astheure - le berceau en osier et la cafetière qui rote à toute heure du jour, et même la nuit. Il n’est pas encore midi que ton bungalow ressemble à une cour d’école en juillet. 

À la brunanteVoici le dernier client. Un vautour. Ça se sent des kilomètres à la ronde. Très vite le rapace te fait une offre dérisoire pour une huche à pain et quelques lampes à l’huile dont tu sais qu’il pourra en tirer le triple dans son magasin. Tu détestes son regard fanfaron, sa manière de vous toiser, toi et ton armoire en chêne chargée de bibelots. Ce jeu-là se joue à deux. Il veut savoir combien tu demandes pour cette brimbale-là. Tu réponds que cette brimbale-là est déjà vendue. Il ne démord pas, te tourne autour, t’achète d’autres babioles, essaie de faire diversion, histoire d’étirer le temps. Toi, tu restes muette. Le calme d’une statue. Tu vois le charognard qui monte sur ses ergots et se penche vers toi. Il sort son chéquier et tu entends Combien, ma petite dame, votre prix sera le mien Du miel dans sa voix. Dans ta tête ça trotte trotte trotte. Tu décoches un clin d’œil à ta sœur et, pour rire - juste pour rire - tu lances à la volée mille piassesL’autre griffonne vite, jette le chèque sur tes genoux, s’empresse d’appeler son helper … hurry up hurry upDes fois que tu changerais d’idée. 

Simone emballe les bibelots dans du papier bulle. Toi, toute tassée sur ta chaise, tu entonnes une berceuse à ton tablier qui déborde. Tu ne bronches pas quand l’armoire quitte la maison les pattes par en avant. Doux Jésus, comme tu aimerais en faire autant. 

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