Voyons, fifille!
Il y a des rires qu’on n’oublie jamais. On est en 1985. J’enseigne déjà depuis plus de vingt ans. La machine à écrire Olivetti électrique, dont les frappes me sont apparues bien douces et silencieuses après celles de la vieille Remington sur laquelle j’ai pioché durant mes études, est en voie de devenir un outil du passé.
Depuis septembre, la commission scolaire a mis à notre disposition un engin qui marquera un virage dans nos préparations de cours et dans la compilation des notes de nos élèves. Un engin révolutionnaire, une bombe! Pendant que j’observe à distance le Commodore 64 qui trône au beau milieu du département de français, mes jeunes collègues apprivoisent la « bête », en vantent à tous crins les mérites. Soudain, le liquide correcteur est d’un siècle révolu; l’encre sur les copies d’examen ne pâlit plus; une souris n’est plus une souris; une puce n’est plus une puce; la mémoire est vive plutôt que fidèle; désormais on enregistre tout sur disque dur et disquettes molles. Décidément, la bête m’intimide, je me sens dépassée, un vieux croûton. Un dinosaure à tout juste quarante ans!
À l’Université de Sherbrooke, où je me suis inscrite pour compléter une maîtrise en éducation en compagnie de mon ami Serge, je suis là aussi confrontée à l’engin. Je l’avoue, je n’ai rien vu venir. Première rencontre. Après les présentations d’usage et la lecture du syllabus, professeur A nous enjoint de le suivre dans les entrailles de l’université. Direction laboratoire d’informatique. Ouh la la… Déjà que j’appréhende les statistiques, voilà que l’informatique va en rajouter sur la pile! Dans le labyrinthe souterrain nous menant dans les profondeurs de ce lieu de haut savoir, mes collègues semblent flotter; moi, j’ai les genoux qui cognent, le cœur qui s’emballe, une envie soudaine d’appeler ma mère pour qu’elle vienne me chercher! Très vite, on s’installe à un poste de travail. Je me faufile près de mon ami Serge; il saura bien m’aider étant lui-même enseignant en informatique. Je suis la reine des tartes, une nouille, une andouille, je compte sur lui pour me supporter dans la plus grande discrétion. Dès le départ, je n’arrive pas à suivre la cadence : j’ignore même comment mettre l’ordinateur en marche. Quand le prof demande de sauvegarder des données fictives en appuyant sur F10, je tape la lettre F et les chiffres 1 et 0. S’il commande de nous relier au réseau de l’université, je ne bouge pas : je ne comprends rien de rien à ses submit to SAS, ses download, ses print, ses register. À tout bout de champ, mon ami Serge se marre comme une baleine, appelle du renfort. Constatant mon ineptie, professeur A lève au ciel des yeux agacés et laisse échapper un soupir et son exaspération. Voyons fifille! La classe est un éclat de rire. Moi, je suis anéantie.
Je voudrais disparaître six pieds sous terre, me tenir entre le mur et la peinture… mais pas avant d’avoir étranglé Serge! Trente-cinq ans plus tard, on s’étrive encore en se remémorant cet épisode qui a failli tout faire basculer!