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vol. 19, no 2

Naviguer au bord de la nuit

1 avril 2021 | Par Pierrette Denault | vol. 19, no 2

La Sherbrookoise Edith Blais, sortie des ténèbres après un séjour de 450 jours dans l’enfer d’Al-Quaïda, répond généreusement à nos questions. Le sourire est craquant, les yeux sont des lacs limpides, l’âme pure. Entretien avec une femme libre et lumineuse.

Edith-Blais

JR: Edith Blais, tu as aujourd'hui près de 40 ans. Bien avant ce séjour inoubliable en Afrique de l'Ouest, tu as voyagé ailleurs dans le monde. Qu'est-ce qui motive ce choix de ne pas t'ancrer?

EB: J’aime le sentiment de liberté! La possibilité de découvrir, la souplesse de suivre le vent qui m’emporte souvent vers des richesses inconnues. J’aime aussi mettre à profit mon côté débrouillard et vivre en harmonie avec la terre. Je ne sais jamais ce que (ou qui) je vais trouver au bout du chemin.

JR: À la lecture de ton récit, on se rend vite compte que tu es une personne animée par des valeurs fondamentales très fortes. Qu’est-ce qui oriente tes choix de vie?

EB : La gratitude envers tout ce que nous offre la vie : des fruits accrochés aux arbres qui attendent de nous nourrir, des plantes prêtes à nous guérir, des paysages époustouflants, des animaux intrigants, des émotions passionnantes. La mer qui cache un deuxième monde sous les clapotis de ses vagues ou le spectacle de ses tempêtes. La vie a toujours été là pour nous offrir tout ce qu’il nous fallait afin de subvenir à nos besoins primaires et secondaires.

JR: Durant ta captivité, as-tu toujours été consciente du temps qui s'étirait?

EB: Le temps est omniprésent. C’est comme quand nous sommes submergés par trop d’émotions, cela nous envahit. Quand nous sommes captifs, le temps nous envahit également.

JR: En parcourant Le Sablier, le lecteur est témoin de plusieurs moyens que tu as pris pour ne pas sombrer alors que ta vie était figée : le yoga, la poésie, le dessin et même le rire. D'où te sont venus ces « réflexes » de survie?

EB: Ne voulant pas sombrer dans le gouffre du désespoir, je me suis accrochée à la moindre petite chose qui me faisait du bien. Le yoga pour son endorphine. La poésie était aussi salvatrice, car je pouvais créer un monde et m’y glisser l’espace d’un moment. Je parlais souvent de la vie dans mes poèmes parce que c’était une des seules choses que j’avais en ma possession et qui ne me quittait pas. Les astres et les éléments étaient toujours au rendez-vous avec leur spectacle doux ou sauvage. Le rire me faisait du bien - j’essayais d’alléger un peu quelques situations en trouvant le petit côté farfelu. Parfois, au lieu de mettre toute mon attention sur la kalachnikov de mon gardien, je rigolais en observant ses drôles de manies… la situation ne changerait pas de toute façon, alors la seule chose qui pouvait changer était ma façon de percevoir les choses pour ne pas devenir cinglée.

JR: Dans OtageElie Wiezel racontait que la condition d'otage est une humiliation. Partages-tu ce point de vue?

EB : Nous n’avons aucun contrôle sur quoi que ce soit. Étant une femme, mécréante de surplus, dans une organisation extrémiste, je ne valais pas plus qu’une chèvre. Ils auraient agi de la même manière si leur chef leur avait dit : « Garde cette chèvre, cache-la, nourris-la, elle pourrait valoir de l’argent ou servir à notre cause. »

JR: Pendant près de six mois, tu as partagé ton quotidien avec trois autres femmes tenues en otages pendant plusieurs années. Que peux-tu nous dire de vos conditions de détention dans ce camp?

EB : J’ai vécu une certaine accalmie en compagnie des femmes. Elles étaient captives depuis 2 et 3 ans et avaient reçu quelques biens matériels durant ces années. Comme par exemple, une brosse à dents, un miroir, une aiguille à coudre, une théière. Et surtout, le magnifique stylo, qui m’a permis de m’évader dans un monde imaginaire de poésie! Les gardiens nous avaient à l’œil, mais ne venaient pas trop nous déranger sur notre « territoire de femmes ». Nous cuisinions pour nous-mêmes le riz ou les pâtes qu’on nous apportait. Nous discutions sous la tente blanche et nous servions de support moral l’une à l’autre. Deux des femmes avaient malheureusement de graves troubles psychologiques (choc post traumatique) et la troisième femme assez âgée (73 ans) était malade physiquement. La réalité était dure; nous essayions de nous donner des trucs (sans grands résultats) pour aider à soulager la maladie mentale. Nous n’avions pas assez de ressources. Nous aidions la troisième femme autant que nous le pouvions. Nous étions toutes des combattantes et ne voulions voir aucune de nos comparses s’effondrer. Pour ma part, j’essayais de créer des petits jeux pour aider à passer le temps aux femmes et j’écrivais aussi de courtes histoires humoristiques pour les faire rire.

JR: Attendre implique d'être à la merci des ravisseurs. Vient le moment où Luca et toi, vous allez jouer le tout pour le tout. Quel a été ce point de bascule où rien d'autre n'a compté que de vous échapper? Pourquoi cette nuit-là?

EB : Nous n’avions tout simplement plus rien à perdre (sauf la vie). Nous savions que les otages ne sortaient pas et il y en avait qui était là depuis plus de cinq ans. Luca et moi étions tous les deux assez téméraires et désespérés pour tenter le tout pour le tout. Nous avions calculé 3 jours après la pleine lune pour avoir assez de temps de noirceur pour fuir incognito et ensuite, une fois la lune levée, assez de lumière pour nous diriger. La vie a été clémente et nous a servi un vent de sable cette nuit-là : le vent allait masquer les bruits causés par notre fuite et balayer le désert en effaçant nos traces.

JR: Dans l'épilogue de ton récit, tu prends la vie à témoin et cherches à donner un sens à ce que tu as vécu. Survivre dans le désert et dans des conditions extrêmes comme celles que tu as connues laissera sans doute des séquelles et t'éloignera à tout JAMAIS de l'Afrique. Malgré tout, tu es rayonnante. Où trouves-tu la force, un an après ton évasion, de sourire à la vie?

EB : Parce que la vie est belle maintenant. Ma famille, mes amis, Luca... ils vont tous bien. Puis, je suis libre !!! Ce qui me reste de cette mésaventure ne sont que des souvenirs. J’ai aussi appris beaucoup sur moi-même. Nous sommes sur terre pour apprendre et j’ai toujours accepté les épreuves, aussi difficiles soient-elles. (Parce que je n’ai pas le choix.)

JR: Je te cite: « Je n'avais jamais détesté personne dans ma vie, ce n'est pas dans mon caractère, et je n'allais certainement pas commencer à dériver sur la rivière noire de l'aigreur et de l'animosité. » (p.201). Tu aurais pourtant mille raisons de nourrir de la colère contre tes ravisseurs - certains ayant été plus odieux et cruels que d'autres. Maintenant que tu as recouvré ta liberté, réécrirais-tu cette phrase?

EB : Oui, je l’ai écrite quand j’étais libre. La survie n’est pas quelque chose de facile et survivre mentalement me demandait beaucoup d’énergie. Si j’avais commencé à éprouver de la haine, mes journées auraient été insupportables. Puis, je suis une personne assez compréhensive. Les gardiens qui me détenaient agissaient comme des petits robots. Ils exécutaient les ordres du chef parce que c’est comme ça qu’ils sont élevés. La soumission est obligatoire pour aller au paradis (selon eux), puis, ils n’ont pas le droit de douter non plus (sinon, pas de paradis).

JR: Luca Tacchetto, ton grand ami et compagnon d'infortune t'écrivait ceci quelques mois après votre retour à la maison: « ... il m'arrive d'avoir le coeur qui pleure de bonheur. Je ne me souviens plus si avant cette expérience j'avais à ce point conscience de chaque petit souffle de vie: le passé commence déjà à se perdre dans les brouillards. » Dirais-tu, comme Luca, que ta vision du monde a changé suite à cette longue privation de liberté?

EB : Bien sûr! Personne ne ressort le même d’une telle épreuve. Nos visions changent et Luca (comme moi) nous ne prenons plus les choses, même les plus simples, pour acquis. Quand tu n’as plus rien, tu te rends compte de la valeur de tout. Tu te rends compte aussi à quel point ça peut être extrêmement dangereux d’être convaincu. Nous devons toujours garder l’esprit ouvert parce que la fermeture peut faire des ravages. Les hommes peuvent être bons et peuvent, malheureusement aussi, être cruels.

JR: Le grand psychanalyste Boris Cyrulnik a écrit un jour que « suite à un événement traumatique, il faut absolument partager et rester acteur, pour diminuer l'impact de la blessure ». Écrire ce livre a-t-il contribué à ta guérison?

EB : J’ai pu réfléchir et mettre un peu d’ordre dans ma mésaventure. Répondre à quelques réflexions que j’avais, entre autres, sur mes ravisseurs, sur la vie… J’ai surtout pu revivre l’épreuve avec une autre vision : celle de la femme qui a réussi à se libérer.

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