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vol. 19, no 2

Pour toutes les Alice de ce monde

1 avril 2021 | Par Pierrette Denault | vol. 19, no 2

Ils sont tous morts : ma tante Alice, son mari, ses enfants et … ses clients. J’aimais ma tante Alice d’un amour tendre. Elle m’aimait bien aussi et lorsqu’elle me pressait contre elle, je traînais longtemps son odeur épicée de tabac et d’alcool. C’était en 1950, elle avait un mari au sanatorium, deux enfants à nourrir et un mal de vivre à soigner.  

De temps en temps, la parenté allait lui porter des victuailles, car le travail du sexe (TDS), qu’on appelait à l’époque la prostitution, était son unique source de revenu. Quels risques aurait-elle pris en temps de pandémie? La question, qui ne s’est pas posée à l’époque, est pertinente au moment où circule sur la planète la COVID-19. 

Crever de faim ou de la COVID 

travailleuses du sexe, TDS
Les femmes sont plus en danger que jamais dans la pratique du travail du sexe. v

En raison de toute la criminalisation qui entoure ce métier toutefois légal, on refuse la PCU/PCRE aux TDS, car la plupart des gens dans cette industrie ne déclarent pas leur salaire. Malheureusement, faute d’avoir accès à de l’aide financière gouvernementale, certaines personnes ont continué de faire le travail du sexe en personne pour pouvoir survivre. Interrogée à ce sujet, Charlene Aubé, intervenante chez CatWoman, précise que le nombre de clients ayant considérablement diminué, il y a de fortes chances qu’il y ait davantage de négociations au niveau des prix/services, ce qui ouvre parfois la porte à l’agressivité de la part des clients, en plus d’être à risque d’être judiciarisés en raison des lois liées à la pandémie. Aussi, les TDS vivent encore plus de stigmatisation de la part de gens qui ne comprennent pas pourquoi leurs activités sont poursuivies. 

On s’en doute, exercer ce métier dans les conditions imposées par la pandémie (bars et salons de massage fermés, confinement et distanciation) représente davantage de risques qu’avant la pandémie. Ainsi, « plusieurs femmes, admet CatWoman, se sont tournées vers les services web pour le moment. Certaines ont gardé seulement quelques clients qu’elles connaissent bien et en qui elles ont confiance. Pour celles dont il est question de survie, l’offre de services a continué malgré les risques accrus : des clients sont plus exigeants malgré le contexte où les contacts sont interdits. » Parfois on décide de continuer à travailler de chez soi et on tente de mettre le plus de mesures sanitaires possibles en place pour que les rencontres soient plus sécuritaires. D’ailleurs, CatWoman a fait un petit guide à l’attention des TDS qui continuent de travailler présentement afin de diminuer les risques de contagion.  

Leur priorité n’est pas la pandémie.  

En criminalisant les clients, les nouvelles lois rendent encore plus vulnérables les TDS. Par peur de faire condamner leurs clients, les TDS doivent se cacher pour travailler dans la clandestinité, n’ont plus le temps de négocier leurs prix/services comme il faut, doivent travailler plus pour faire les mêmes montants qu’avant, car moins de clients se risquent à être criminalisés, et elles doivent rester floues lors de l’affichage de leurs services afin de rester dans la légalité (ce qui peut amener ambiguïté et agressivité). 

Dans une entrevue accordée à Radio-Canada en février 2020, Sandra Westley, directrice générale chez Stella Montréal affirmait ceci: « La vaste majorité des TDS ont dû arrêter de travailler dès que les risques sont devenus évidents, on a des femmes qui actuellement sont dans des situations de pauvreté extrême, qui ont des enfants et qui ont même de la difficulté à se nourrir. » Il est certain que la réalité en région ne peut être comparée à celle de la grande métropole, principalement en raison de la démographie. Cependant, ajoute CatWoman, la réalité des femmes dans l’industrie du sexe est partout la même en ce moment. Certaines femmes, dans des conditions plus précaires, ont dû poursuivre leurs activités question de survie (que ce soit pour manger ou simplement pour être en mesure d’avoir leur dose quotidienne de drogue). Une subvention de Centraide au printemps dernier a permis d’offrir aux femmes de ce milieu des cartes cadeaux d’épicerie et de pharmacie pour des produits essentiels.  

Travailler dans la clandestinité 

Les TDS vivent beaucoup de violence. Outre la stigmatisation et la discrimination, le travail est souvent exercé dans des conditions dangereuses. Actuellement, ils sont plus que jamais exposés au danger. Afin d’éviter l’arrestation de leurs clients, les travailleurs et travailleuses du sexe opèrent dans la clandestinité, dans des milieux cachés, et de moins en moins en association avec d’autres personnes pouvant assurer leur sécurité.  

Soudain, je pense à toutes les Alice de ce monde pour lesquelles le TDS représente bien des dangers. Sans filet social, la pandémie les rend encore plus vulnérables. 

À l’automne 2018, la Fédération de Femmes du Québec s’est positionnée en reconnaissant la capacité d’agir des femmes dans l’industrie du sexe.  

De ce fait, elle lutte pour leurs droits, leur santé, leur autonomie, leur liberté d’expression, leur sécurité ainsi que des conditions de travail décentes. À ma connaissance, la FFQ ne s’est pas positionnée clairement en faveur de la légalisation ou la décriminalisation du travail de sexe malgré tout. Cependant, la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida, organisme dont IRIS Estrie est membre, se positionne en faveur de la décriminalisation du travail du sexe, dans une perspective de santé sexuelle, de droits humains et d’accès aux soins de santé et services sociaux. Cette décriminalisation aurait des impacts positifs sur leurs conditions de travail et leur sécurité, sur la prévention du VIH et des autres ITSS, ainsi que sur la stigmatisation du travail du sexe qui entrave souvent l’accès facile aux services de santé et services sociaux, tout en maintenant une relation antagoniste entre les policiers et les TDS. 

Pour l’instant, malgré le grand travail de plusieurs organisations sur la question, le travail du sexe reste criminalisé par les lois qui l’entourent et par la criminalisation de tous les clients. Ces lois mises en place en 2014, avec une vision très abolitionniste, n’ont fait que mettre les travailleurs et travailleuses du sexe plus en danger que jamais, les obligeant à travailler de façon clandestine, comportant donc plus de risques de multiples violences. 

Source : Charlene Aubé, intervenante volet CatWoman chez IRIS Estrie 

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