Fais selon ton cœur, et savoure les jours
Mardi. Assise à ses côtés dans cette chambre anonyme du centre d’hébergement cinq étoiles, je l’observe. Son regard clair perçoit les mouvements du dehors à travers la fenêtre aux rideaux diaphanes. De sa voix feutrée, des mots surgissent en phonèmes dans un désir de communiquer. Claude Gauvreau comprendrait ses onomatopées. Sa parole ténue semble empreinte d’une intention fugace de réminiscence. Étonnamment, j’en comprends les références. Il est mon père.
Mercredi. Quand il ouvre les yeux, à la suite d’une sieste, ma main touche la sienne. Il semble bien, puisque sa main est chaude. Malgré les secousses de la spasticité, en douceur, je touche aussi son genou, son épaule. Ce sont des gestes calmes pour lui confirmer qu’il existe, encore. Même s’il ne sait plus dire mon nom, je sais qu’il capte ma présence attentionnée, après ces longs mois de distance due à la pandémie et aux 480 kilomètres qui nous séparent. Pendant mon séjour de 2 semaines, je viens le faire manger à la cuillère chaque jour. Soupe, poisson, patates pilées, légumes hachés, lait et dessert. Être à l’écoute du rythme de sa mastication est une des seules activités que nous pouvons faire ensemble, vu son déclin cognitif avancé. Cette action quotidienne m’émeut. J’en sens la valeur, l’importance. Ensemble, lui et moi sommes nourris, dans ce moment banal d’un repas de CHSLD.
Jeudi. Le lendemain, l’un des deux jours de semaine où il profite d’un bain, j’arrive près de lui. Apaisé par l’eau et les soins savonnés reçus ce matin-là, il dort maintenant dans sa chaise gériatrique. Abandonné dans le sommeil, les bruissements à ses lèvres évoquent peut-être des moments passés. J’espère qu’en ces fragments oniriques de lieux connus, il redevient mécanicien, bricoleur, frère, père, ami et époux.
Vendredi. Ici dans la chambre 2716, j’occupe le temps en jouant du ukulélé pour lui : No woman no cry et Somewhere over the rainbow gratté en boucle. Il capte les mélodies avec le sourire. Puis, je l’amène à la salle de stimulation Snoezelen. Dans cet espace sensoriel apaisant montent des bulles d’eau multicolores dans un aquarium vertical. Des photos d’animaux projetées sur un mur font la ronde lentement. Des longs fils lumineux et des petits objets sonores sont là pour stimuler ses sens. Un ciel étoilé phosphorescent fait la nuit en plein jour. Nous y sommes tranquilles et c’est agréable. C’est un doux refuge qui le change de ses heures somnolentes passées devant la télévision insipide.
Même si les mots perdent leur sens, que ceux et celles qu’il aime deviennent étrangers, il fait encore partie de ce monde. À présent, nos yeux et nos mains se séparent, je le laisse là, aux soins bienveillants des préposées et des infirmières, jusqu’à demain.