Le don ultime
Il était mon cousin, mon ami, il est maintenant mon héros. Né quelques années après la mort de Robert, son frère aîné, dont les parents pleuraient encore la perte, Serge fut dès sa naissance le mal-aimé de sa fratrie. La fée des grâces ne s’était pas arrêtée très longtemps près de son berceau, il avait un pied bot et il manquait la phalange au majeur de sa main droite. Dès qu’elle posa son regard sur son nouveau-né, sa mère qui rêvait d’un fils aussi bien doté que Robert eut peine à le serrer dans ses bras. Elle éprouva à la fois de la tristesse, de la honte et le remords d’avoir voulu se venger du destin qui lui avait enlevé son fils préféré en faisant le vœu de le remplacer. « Jamais ce petit infirme ne prendra la place de Robert, songea-t-elle, incapable d’arrêter ses larmes. Mon pauvre petit, qu’est-ce que tu vas devenir ? » murmura-t-elle en le déposant dans les bras de sa belle-mère secouée de sanglots.
Sa mère avait vu juste, toute la vie de Serge fut un long parcours parsemé d’embûches. Son pied bot, mal soigné, l’empêchait de courir, de jouer avec les autres enfants et bien qu’il s’adaptât à sa main infirme, il fut source de moqueries tant à l’école qu’au sein de sa famille. On le bousculait, on s’amusait de ses maladresses tant et si bien qu’il se mit à bégayer dès qu’on l’intimidait.
Ma mère, sa marraine, le prit en pitié et voulant respecter son engagement moral envers cet enfant délaissé, elle proposa à la famille de Serge de le prendre avec nous si cet arrangement convenait à chacun. Le changement fut radical. Charité chrétienne obligeant, mes parents ne toléraient jamais l’exclusion ni les taquineries, le respect s’imposait dans toutes nos relations familiales et sociales. Ainsi, Serge fut entouré de soins, et l’amour fit bientôt place à l’indifférence qu’il avait connue depuis qu’il était entré en ce monde. Malgré toute l’affection dont on l’entourait, il n’arrivait pas à faire oublier les humiliations subies à l’école et plus tard dans son milieu de travail.
Plus âgée que lui de quelques années, je l’observais refouler ses larmes quand il descendait de l’autobus scolaire où on venait de le blesser dans sa dignité d’enfant en se moquant de son boitillement. Avec tendresse, je lui préparais un chocolat chaud qu’il buvait blotti contre moi. Peu à peu, nous sommes devenus comme des âmes sœurs, devinant nos pensées, partageant les mêmes intérêts. Je lui lisais des chapitres entiers des romans qui nous faisaient voyager et qui nous ouvraient à d’autres mondes, à d’autres cultures, d’autres valeurs, bien au-delà des frontières. Il en oubliait le poids de ses chaînes.
Les années se succédant, j’ai volé de mes propres ailes, laissant Serge à ses rêves impossibles, mais je lui avais laissé le goût des livres qui remplissaient le vide de ses longues soirées. Ses études terminées avec une mention d’excellence, il occupa un emploi mal rémunéré, bien en deçà de ses compétences. Victime de ses limites, il ne se plaignait jamais, même s’il réalisait qu’on abusait de lui, de sa bonté et surtout de sa soumission. Mais il rêvait secrètement d’une existence utile à la mesure de sa vive intelligence et de sa compassion pour l’humanité. Il resta célibataire, offrant son temps et souvent son argent pour soulager les moins favorisés que lui. Il aurait aimé devenir professeur, un éclaireur qui éveille l’esprit des enfants, partager ses vastes connaissances, mais comment aurait-il pu enseigner, lui, le bègue ? Il enterra son rêve et songea plutôt à s’engager dans un projet humanitaire, « mais, se dit-il, ma démarche boiteuse serait une entrave à une action soutenue et efficace. Contente-toi de la part qui t’est donnée, mon Serge. » Et il ravala sa fierté et ses ambitions.
On communiquait régulièrement, toujours à l’écoute de confidences que l’on partageait librement, sans jugement ni critique. Certains soirs de morosité, il me disait parfois: « Qu’est-ce que je suis venu faire sur cette terre ? Je ne suis rien ni personne. À qui, à quoi ai-je servi en venant en ce monde de misère ? » Au ton de sa voix, je percevais son regret de ne laisser aucun héritage tangible, aucun descendant, aucune œuvre qui laisse des traces d’un passage ici-bas. Mes paroles que je voulais rassurantes apaisaient à peine son tourment.
En m’apprenant qu’il souffrait d’insuffisance cardiaque qui menaçait sa vie à court terme, il me révéla un secret qui m’ébranla. Il venait de signer le formulaire de don de corps qui servirait à la recherche « afin que, me confia-t-il, ma vie terrestre qui m’a refusé de développer mes talents et de participer à l’évolution du monde n’ait pas été vécue en vain ». Ainsi percevait-il ses années passées sur terre. Ce projet avait germé après le visionnement d’un épisode de « Second regard » à Radio-Canada, dont le sujet traitait du don de son corps au laboratoire d’anatomie d’une université. Intrigué, il consulta tous les sites d’informations et vit dans cette opportunité l’occasion de prendre sa revanche sur son destin qui avait emprisonné ses ambitions et freiné sa quête illusoire d’héritage à transmettre. Il venait enfin de trouver un sens à sa vie et surtout à sa mort.
Je perçus, au ton de ses confidences que ce don ultime le délestait du lourd fardeau qu’il portait depuis l’enfance. Il avait le sentiment que les barreaux de sa prison s’ouvraient lui donnant ainsi la force d’aller au bout de sa vie désormais pleine de promesses.
Le jour où Serge quittera son enveloppe charnelle, son corps, son boulet qui l’avait enchaîné depuis l’enfance servira à enrichir la connaissance universelle. Il sera étudié, scruté, analysé et ceux qui ouvriront son cœur y découvriront sans doute un trésor de générosité et d’amour. Il aura alors réalisé son rêve le plus cher : enseigner. Il vivra à jamais.
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Interpelée à mon tour par le geste de générosité de Serge, j’ai aussitôt entrepris des démarches sur le site Québec.ca à la rubrique « don de corps ». Ma réflexion se poursuit, car une telle donation permettrait aux étudiants de différents programmes des sciences de la santé de suivre des cours pratiques d’anatomie humaine et de pratiquer différentes manœuvres rattachées à leur spécialité. J’y songe sérieusement.
Ce récit est une œuvre de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.
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