La véritable histoire du mot canton

Depuis les années 1940, une question récurrente s’invite dans l’espace public : devrait-on appeler notre région Estrie ou bien Cantons-de-l’Est? En mars dernier, la Commission municipale du Québec a organisé une audience publique afin de sonder l’opinion populaire sur le sujet. À cette occasion, plusieurs voix désireuses de camper les discussions sur des bases historiques ont affirmé que la traduction de township en canton a été introduite dans les années 1860 par le romancier Antoine Gérin-Lajoie. Cette information répandue n’est pourtant pas tout à fait exacte. L’embrouillement ne date pas d’hier. Qu’en est-il donc?
La paternité du néologisme sémantique canton est d’abord revendiquée par l’avocat Louis-Charles Bélanger dans l’hebdomadaire sherbrookois Le Pionner du 10 avril 1896. Bélanger explique s’être mis en quête d’un terme français équivalent à township en 1866 alors qu’il était rédacteur pour ce journal. Il aurait lancé le nouvel emploi de canton après avoir constaté que ce mot, consigné dans son dictionnaire comme nom de division territoriale française, pouvait servir à nommer le township canadien par analogie.
Piqué par ces propos, l’érudit Raphaël Bellemare ne tarde pas à démentir Bélanger. Dans le Bulletin des recherches historiques de janvier 1897, il rappelle les paroles de son défunt cousin et ami Antoine Gérin-Lajoie, qui avait ainsi exposé un projet de roman à ses proches des années auparavant : « Bien que la scène de mon roman se passe dans les townships, je ne me servirai pas de ce mot qui n’est pas français. La Suisse, où l’on écrit et parle le français, nomme cantons ses circonscriptions territoriales à peu près analogues à celles de nos townships; et ce nom est en usage en France pour désigner les grandes subdivisions des arrondissements. Je vais employer ce mot, à leur exemple. »
Gérin-Lajoie recourt effectivement à ce néologisme dans sa fiction « Jean Rivard, le défricheur canadien », d’abord publiée en 1862 par les Soirées canadiennes. Il accompagne son récit de cette note furtive : « Le mot anglais Township n’a pas d’équivalent en français. […] Ce mot est d’un usage si général parmi les Canadiens qu’il ne serait guère possible aujourd’hui de lui en substituer un autre. Je me servirai pourtant dans le cours de ce récit du mot Canton, de préférence au mot Township. »
Depuis plus d’un siècle, historiens, linguistes et journalistes affirment à l’unisson, sur la base de ces sources, que l’emploi canadien de canton provient de l’œuvre du lettré. Or, des recherches plus poussées montrent que cet emploi existait déjà lorsque que Gérin-Lajoie n’avait que… 5 ans!
De fait, les premières attestations de cet usage apparaissent dans un texte du bimensuel La Bibliothèque canadienne paru le 15 septembre 1829, qui mentionne noir sur blanc les cantons de l’Est. Le périodique ayant été éditée par Michel Bibaud, il n’y a rien d’étonnant d’y relever une telle innovation lexicale. Bibaud, en effet, figurait parmi ces intellectuels ouverts à l’idée que les francophones d’Amérique adaptent les sens de mots originaires d’Europe à leurs besoins. S’il fallait attribuer la paternité du canadianisme sémantique canton et du toponyme Cantons-de-l’Est à quelqu’un, ce serait potentiellement à cet historien mésestimé.
Cela étant, jusqu’à la seconde moitié du 19e siècle, les francophones substituent rarement canton à township. L’usage ne commence véritablement à évoluer qu’à partir du milieu des années 1850. L’influente Esquisse géologique du Canada de 1855, rédigée par le minéralogiste bilingue Thomas Sterry Hunt, a potentiellement contribué à la diffusion du nouvel emploi.
Dans les décennies qui suivent, le mot canton connait un essor fulgurant. Il s’impose comme un équivalent usuel de township et se propage dans la documentation officielle. Les commentateurs de l’époque admettent sans trop rechigner la validité de l’équivalence. À titre d’exemple, le journaliste Oscar Dunn affirme dans son célèbre petit Glossaire franco-canadien de 1880 qu’il juge la traduction bonne.
À partir des années 1940, toutefois, l’historien Maurice O’Bready se met à critiquer vertement l’emploi canadien du mot canton. Dans Le Borroméen d’avril 1956, il insiste sur son refus d’« accoler à une réalité américaine ou canadienne un terme applicable à une organisation administrative française, péché dans un dictionnaire français ». En tirant à boulets rouges sur ce mot, il espère décourager l’utilisation du régionyme Cantons de l’Est et ainsi faire valoir la forme Estrie, qu’il a créée.
La portée de cette critique sera cependant limitée. En 1969, le gouvernement du Québec inclut en effet canton dans la très sélective liste des Canadianismes de bon aloi, consacrant ainsi fermement la validité du terme. Sous l’effet de cette liste d’autorité, ce particularisme sémantique se propage dans les dictionnaires européens comme le Larousse et le Robert. Il figure aujourd’hui sans la moindre marque de critique dans le dictionnaire québécois normatif Usito, qui le décrit donc comme tout à fait standard.
Malgré sa reconnaissance officielle bien ancrée, l’emploi québécois de canton ne fait pas tout à fait l’unanimité dans la population. Les récentes audiences publiques ont révélé que les jugements émis par O’Bready résonnent encore auprès de quelques locuteurs et locutrices qui affirment lui préférer l’anglicisme township. Pourquoi donc? Certains détracteurs et détractrices du terme canton considèrent qu’il masque les racines anglo-saxonnes des townships. Ils y voient un euphémisme qui cacherait subrepticement, sous des airs bucoliques et un aspect français, une réalité associée au colonialisme britannique. Autrement dit, le mot symbolise à leurs yeux l’assimilation insidieuse des francophones par les anglophones.
Pour d’autres personnes cependant, le mot canton incarne un symbole plus positif : il représente la capacité et la détermination des francophones du Québec à nommer leurs réalités géographiques et historiques dans leur langue, avec créativité et élégance.
Quelle interprétation est la meilleure? Nous discutons ici d’opinions et un linguiste ne peut trancher. Toutefois, un fait nouveau est à présent établi : Antoine Gérin-Lajoie n’est pas à l’origine du canadianisme sémantique canton.
La chronique linguistique du Journal de rue de l’Estrie livre des informations inédites sur la langue française, notamment sur les particularités du français québécois. Vous pouvez courrieller vos questions et commentaires à son auteur au infos@jdrestrie.ca.
Gabriel Martin, linguiste