L’importance de se voir
Une petite chenille parmi d’autres. Durant mes premières années de vie, c’est ce que j’étais. Avec elles, je me nourrissais des feuilles qui m’entouraient, incapable avec mes minuscules pattes d’aller plus loin que ce qui m’était immédiatement accessible. Puis, comme mes camarades, j’ai commencé ma chrysalide. J’ai vu tant de beaux papillons se déployer au fil du temps! Mais moi, je restais dans mon cocon. Je les voyais tous virevolter loin de moi, élégants, libres! Mais moi, je restais dans mon cocon. J’avais mangé les mêmes feuilles, construit mon cocon de la même façon. Mais moi, je restais dans mon cocon! Ayant tout fait comme eux, pourquoi n’étais-je pas parmi eux?
Derrière mon enveloppe, je les observais. Dans ma chrysalide, je me débattais, reproduisant les mouvements que je les avais maintes fois vus faire pour s’en échapper. Pas un craquement. Je les regardais s’éloigner, sans pouvoir les rejoindre. Dans ma solitude, je répétais inlassablement les mouvements appris. Beau temps, mauvais temps, j’essayais, encore et encore. Jusqu’à ce qu’un jour, une énorme tempête emporte mon cocon au loin.
Mes repères perdus, je regardai autour de moi. La nourriture à cet endroit était différente. D’autres chenilles, d’autres chrysalides. Vues d’ici, elles ne ressemblaient pas à toutes celles que j’avais côtoyées et vues éclore jusque-là. Observant attentivement l’une d’elles, je remarquai la différence dans les mouvements qu’elle effectuait pour se sortir de sa coquille. Je tentai le coup. Un froissement. Je recommençai. Un craquement. Encore. Le soleil réchauffait enfin mes ailes humides.
Me déployant lentement, je suivis le drôle de papillon multicolore qui m’avait enseigné, sans le savoir, les mouvements magiques. Je rejoignis tous les autres, libre. Ils n’étaient pas comme ceux que j’avais connus dans une autre vie, ils n’étaient pas comme moi. Mais je les aimais déjà. Ensemble, nous nous sommes envolés. Survolant une flaque d’eau laissée par la tempête, je vis le reflet de notre immense groupe. Mais je ne m’apercevais pas. Je me rapprochai de la surface. Quelle ne fut pas ma surprise! Je n’arborais pas les couleurs de ceux que j’avais toujours crus mes semblables. J’étais aux couleurs de ce second groupe. Aux couleurs de l’arc-en-ciel.
En tant que personne non binaire fluide et pansexuelle, j’ai mis près de 27 ans à comprendre qui j’étais. À l’aise avec ma féminité, attiré·e par les hommes, j’ai fait comme toutes les autres, mais sans jamais être moi-même. Jusqu’à ce que j’entende parler des vastes spectres d’orientations sexuelles et d’identités de genre. La sortie du placard (coming-out) de vedettes. La rencontre d’un nouvel ami trans. Une pandémie pour me retrouver seul·e avec moi-même et explorer. J’avais besoin de voir qu’il y avait autre chose. J’avais besoin qu’on accorde de la visibilité à ces autres papillons.
Charlie Dudemaine, pour le GRIS Estrie