Le terme amérindianisme est-il raciste?

1 février 2023 | Par Gabriel Martin | Linguistique, vol. 21, no 1

Les origines autochtones de certains emplois du français québécois sont insoupçonnées par les francophones eux-mêmes.
 
Par exemple, le nom vieillissant pichou, utilisé informellement au Québec pour désigner une personne laide, référait à l’origine à un animal pourtant majestueux, le lynx. Emprunté aux langues algonquiennes, probablement aux parlers du continuum cri-innu-naskapi-atikamekw ou du complexe ojibwé, ce nom se rattache indirectement à la racine protoalgonquienne *pešiwa (prononcée PÉ-CHI-WÂ), un étymon lointain.
 
Un autre exemple exceptionnel est fourni par les travaux du linguiste Robert Vézina. Dans un récent article de la Revue de linguistique romane, il a prouvé avec maestria que le phrasème de valeur, fréquemment employé en français québécois comme quasi-synonyme informel de fâcheux et regrettable, est calqué de langues autochtones.

Il y a quelques mois, une lectrice m’a demandé ceci : « Les personnes blanches appellent “amérindianismes” les mots québécois qui viennent des langues algonquiennes et iroquoiennes. Usito, que vous citez souvent, fait comme si “amérindianisme” était neutre. Pourtant, ce mot est péjoratif et raciste. Que pensez-vous de ça comme linguiste? Par quoi remplacer cette expression? »

Le terme amérindianisme est d’un usage assez répandu dans la documentation scientifique depuis les années 1970 et, jusqu’à ce jour, il n’a fait l’objet d’aucun commentaire critique explicite, ciblé et retentissant. On saurait donc difficilement condamner Usito de ne pas avoir présumé de son caractère péjoratif ou raciste. Ce dictionnaire se fixe pour mission première de décrire, sur la base d’observations et parfois de consultations, les pratiques et normes linguistiques préexistantes les plus généralisées. C’est strictement ce qui y a été fait dans le cas qui nous occupe.

Cela étant dit, votre commentaire témoigne des balbutiements d’une mouvance sur l’acceptabilité du terme : l’emploi de amérindianisme, qui était jusqu’à récemment utilisé librement par les francophones du Québec, semble aujourd’hui critiquable au regard d’une norme sociolinguistique émergente. Ce nom apparait dorénavant susceptible d’être jugé colonialiste, pour ne pas dire inexact, tendancieux, voire raciste, à l’instar de l’adjectif amérindien, qui est largement désavoué depuis quelques années.

Il importe de rappeler qu’au 20e siècle, amérindien a justement été adopté pour remplacer une série d’autres lexies tenues pour racistes comme indien, indigène, peau-rouge et sauvage. Calqué de l’anglais Amerindian, un lexème-valise formé d’après American et Indian, le néologisme se voulait neutre et inclusif. Au Québec, il s’est véritablement imposé dans l’usage au courant des années 1970 avec un consensus apparent. Encore usuel dans les années 2000, l’emploi a commencé à perdre en vigueur dans les années 2010 tandis qu’un nombre grandissant de critiques autochtones se sont fait entendre. Le cœur de l’objection alors émise se résume comme suit : le lexème amérindien étant inspiré du vocabulaire des colonisateurs, son inadéquation coule de source au regard d’une approche décoloniale.

L’évolution de l’acceptabilité et de la connotation de amérindien est bien reflétée par le fait que l’emblématique revue Recherches amérindiennes au Québec, fondée en 1971, a été renommée Revue d’études autochtones un demi-siècle plus tard. Comme le remarquait sans équivoque le directeur de la publication au moment de son renommage « le terme “amérindien” n’est plus acceptable, ni sur le plan scientifique ni sur le plan social. »

Le nom amérindianisme étant dérivé de amérindien, il prête le flanc aux mêmes critiques que celui-ci, même si personne n’avait jusqu’à ce jour soulevé cette évidence de manière publique et visible. On conviendra à tout le moins que le terme revêt aujourd’hui les allures d’une unité lexicale socialement controversable qu’on gagne à manipuler avec délicatesse et précaution.

De plus, en contexte québécois, amérindianisme comporte un autre désavantage potentiel : il regroupe plus ou moins arbitrairement les langues des familles algonquiennes et iroquoiennes en les opposant habituellement aux dialectes inuits. La pertinence scientifique de cette catégorisation, qui incite à envisager la réalité selon cette perspective particulière et parfois incommode, est minimalement questionnable.

Par quoi pourrait-on remplacer amérindianisme? À mon avis, une manière plus adéquate de parler synthétiquement des emprunts aux langues autochtones d’un lieu donné serait de les désigner avec le terme générique autochtonisme. En rapport avec le français du Québec, ce néologisme sémantique engloberait les algonquianismes, les iroquoianismes et les inuitismes, soit respectivement les emprunts (directs et indirects) aux parlers algonquiens (caribou, pacane, etc.), iroquoiens (atoca, ouaouaron, etc.) et inuits (iglou, kayak, etc.). Ce nouveau découpage typologique recourt au terme rarissime algonquianisme (qui fait écho à la variante antérieure tout aussi rare algonquinisme), donne lieu à la création du néologisme formel iroquoianisme (qu’on pourrait aussi écrire iroquoïanisme) et reprend le terme préexistant inuitisme (qu’on utilise parfois par opposition à amérindianisme).

Loin de se réduire à une inféodation de la terminologie à l’idéologie, cette manière de classer et nommer les emprunts aux langues autochtones représente un ajout. Elle offre aux plumes scientifiques, aussi bien qu’aux groupes militants, des termes cadrés différemment et exempts de potentielles connotations indésirées.

Les innovations terminologiques proposées ici sauront-elles séduire les spécialistes? Seul l’avenir le dira, et des débats sont à prévoir.

 

Vous vous interrogez sur un fait linguistique entendu au Québec? N’hésitez pas à m’en faire part! Il suffit de m’envoyer un petit courriel (au gabriel.giroux.martin@gmail.com).

Gabriel Martin, linguiste

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