De la linguistique au féminisme : entretien avec Gabriel Martin

1 août 2023 | Par Pierrette Denault | Entrevue, vol. 21, no 4

Une des joies du bénévolat est celle de favoriser les rencontres intergénérationnelles. Ainsi, dans le cadre de l'édition du recueil Livraison directe, j'ai eu le bonheur de travailler en étroite collaboration avec le linguiste Gabriel Martin, qui en a assumé avec professionnalisme une édition impeccable. Nos nombreuses rencontres dans le cadre de ce projet m'ont fait découvrir son intelligence vive et son respect de l'autre, qui qu'il soit. J'ai aussi été interpelée par cette curiosité sans limites qui l'a mené vers la linguistique, la toponymie et le féminisme. Rencontre avec un jeune homme passionné et brillant dont le cerveau est en constante ébullition.

JdR : On te voit souvent intervenir sur les questions linguistiques dans les médias du Québec. Il y a plus de dix ans déjà, on pouvait déceler ton intérêt marqué pour le français et les mots. Raconte. D'où te vient cet intérêt?

GM : Bien des gens ignorent que le français était ma bête noire au secondaire. Il était plus agréable de « chiller » avec mes amis que de « gaspiller » mon temps à distinguer une subordonnée déterminative d'une complétive! (rires) Je voyais ainsi les choses.

Tout a changé alors que j'étudiais au cégep en communication. Chantal-Édith Masson, une universitaire perspicace, a flairé mon potentiel et est venue me repêcher pour m'intégrer dans l'équipe informatique à l'origine du dictionnaire Usito. C'était mon entrée dans la ligue majeure : en vertu d'une entente spéciale, le cégépien que j'étais pouvait travailler à l'Université de Sherbrooke, à côté de sommités de la linguistique. Cet environnement riche a nourri ma curiosité pour le français québécois et ses particularités. Avec le temps, la curiosité s'est transmutée en passion… et je suis maintenant linguiste!

JdR : Des années plus tard, à 24 ans, tu as publié le Dictionnaire des onomastismes québécois. Qu'est-ce que contient ce dictionnaire, et quel effet sa publication a-t-elle eu sur ton parcours?

GM : Ce dictionnaire recense les mots ou expressions d'ici venant de noms propres, par exemples nelliganien, duplessiste, avoir la tête à Papineau, etc. En constituant l'ouvrage, j'ai remarqué que les femmes sont peu représentées dans ce pan du lexique. Je trouvais cela suspect. Je voulais aller au fond de l'affaire pour comprendre l'origine de cette absence.

Dans ma quête de réponses, j'ai tissé des liens avec des féministes, qui avaient observé le même phénomène de sous-représentations des femmes ailleurs. La publication de ce livre a donc amené sur mon parcours des intellectuelles et des militantes brillantes, des femmes à des années-lumière du stéréotype grotesque qui dépeint les féministes comme des infréquentables fermées au dialogue.

JdR : Comment as-tu rencontré Micheline Dumont, pionnière des recherches en histoire des femmes au Québec, et comment t'a-t-elle influencé?

GM : Micheline Dumont et moi nous sommes rencontrés pour la première fois en janvier 2014, après avoir été mis en contact par une amie commune. Le courant a très bien passé et je parlerais même d'un coup de foudre intellectuel.

Au fil des années, Mme Dumont m'a accompagné et encouragé dans de nombreux projets, auxquels elle a parfois pris activement part. Sa pensée a transformé mes perceptions sur plusieurs plans. Je lui dois notamment une plus fine perception des dynamiques de l'invisibilisation des femmes dans nos récits historiques. Quand j'écris sur les femmes de notre histoire, une influence dumontienne surgit immanquablement.

JdR : En 2015, tu attirais l'attention des lecteurs de La Tribune sur le fait que peu de noms féminins étaient retenus pour identifier les rues de la ville. As-tu le sentiment que ton appel a été entendu?

GM : Oui, certainement. En juillet 2015, la journaliste Chloé Cotnoir avait présenté mes positions sur le rôle positif que pourrait jouer une meilleure représentation des femmes dans la toponymie municipale.

Son article a eu des retombées inespérées. Il a notamment attiré l'attention de la Ville de Montréal, qui m'a engagé en novembre 2015 pour que je propose 375 noms de femmes qui pourraient servir à nommer les rues, parc, édifices, etc., de la métropole – ce qui est devenu la banque Toponym'Elles.

Peu après, Évelyne Beaudin, l'actuelle mairesse de Sherbrooke, m'a approché pour que nous publiions une lettre ouverte dans tous les médias du Québec par rapport à cet enjeu. Notre texte « Controns l'invisibilité toponymique des femmes » est paru le 8 mars 2016, dans Le Devoir, Le Soleil et La Tribune. Nos voix ont eu d'importants échos du côté de la Commission de toponymie, qui s'est efficacement saisie du dossier.

JdR : En 2019, tu publies aux Éditions Fleurdelysé, en collaboration avec Sarah Beaudoin, Femmes et toponymie : de l'occultation à la parité. Parle-nous de cet ouvrage. Quelle en a été la réception? Où peut-on se le procurer?

GM : Ce livre, qui s'adresse aussi bien au grand public qu'aux féministes chevronnées, fait la synthèse de l'histoire du mouvement pour la parité toponymique au Québec. Il met aussi en perspective les croyances erronées – et souvent patriarcales – qui nuisent à l'avancement de cette cause.

L'ouvrage a causé un petit séisme à l'échelle nationale. Dès le jour du lancement, le 3 septembre 2019, Sarah et moi avons compris que nous allions faire sensation. La salle débordait, il devait bien y avoir une centaine de personnes dans l'assistance. Aussi bien la présentation du livre que la conférence de notre invitée, l'indispensable Mme Dumont, ont suscité l'enthousiasme des gens.

Sarah et moi avons ensuite fait une tournée à Trois-Rivières, Montréal, Drummondville et Québec, où les gens réagissaient de manière élogieuse. Les médias ont aussi été aux rendez-vous. Une entrevue menée par Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau à la radio a particulièrement plu au public. La Ville de Sherbrooke a même organisé une réception en l'honneur de notre livre, deux mois après son lancement. Quel succès inattendu!

Aujourd'hui encore, les gens continuent d'acheter l'ouvrage. Il se vend dans toutes les librairies de la province. J'ai été surpris de voir plusieurs libraires à Sherbrooke, Montréal et Québec le mettre en vedette sur des présentoirs – manifestement, le livre touche une corde sensible!

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