Écrit-on pelleter ou pelter?

6 février 2024 | Par Gabriel Martin | Linguistique, vol. 22, no 1

Les dictionnaires et les pelteurs ne font pas toujours bon ménage.

Dernièrement, une personne ahurie a porté à ma connaissance une rubrique linguistique publiée sur le site de l’Office québécois de la langue française. On y affirme sans réserve que « le verbe pelleter se conjugue sur le modèle de jeter, ce qui donne à l’indicatif présent : je pellette, tu pellettes, il ou elle pellette, ils ou elles pellettent. » Ne serait-il pas préférable, me demande-t-on avec la mine encore éberluée, d’écrire plutôt je pelte, tu peltes, il pelte, elles peltent comme ils se prononcent?

Pourquoi imposer aux gens d’utiliser l’étrange orthographe je pellette plutôt que de les laisser paisiblement écrire je pelte? Cette prescription d’apparence anodine est plus révélatrice qu’on ne pourrait le croire : elle témoigne d’une réticence résiduelle des institutions québécoises à se doter d’une norme linguistique distincte de celle de la France, même devant certaines incompatibilités.

L’impossibilité d’arrimer de manière cohérente l’usage local avec la norme étrangère apparait particulièrement manifeste dans ce passage de la rubrique : « La prononciation [pɛlt] (pèlt) est […] entérinée par l’Office québécois de la langue française, même dans un registre soigné, tout en conservant la graphie je pellette, tu pellettes, ou, selon les rectifications orthographiques, je pellète, tu pellètes, etc. » Une telle norme, pour emprunter une expression chère à une linguiste qui m’a formé, se situe « en plein milieu de l’Atlantique », c’est-à-dire à mi-chemin entre le Québec et la France, là où personne ne vit ou ne parle.

En effet, dans sa prise de position, l’Office québécois de la langue française entérine sans réserve la prononciation usuelle québécoise, mais ne reconnait que l’usage de graphies qui reflètent une certaine prononciation de France. Alors que les rectifications orthographiques ont permis à l’État français de créer de nouvelles graphies conformes à la prononciation hexagonale comme pellète, on se demande bien pourquoi l’État québécois n’aurait pas également la capacité de reconnaitre la validité de ses variantes graphiques locales comme pelte.

Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici de créer une forme de toute pièce. En effet, la graphie québécoise pelter existe déjà et est bien présente dans l’usage informel. Les formes conjuguées qui en découlent (pelte, peltent, pelté, etc.) sont attestées à profusion sur le Web et tout indique qu’elles sont plus naturellement utilisées que leurs équivalents normatifs par bien des locuteurs québécois.

On pourrait certes argüer que la forme pelter ne se trouve pas dans les dictionnaires généraux. Toutefois, cette absence s’explique par des problèmes méthodologiques plus qu’autre chose : la plupart des sources normatives québécoises qui osent se distancier de la norme de France s’appuient sur des corpus journalistiques, littéraires, didactiques ou scientifiques qui, en quelques occasions, reflètent mal l’usage spontané des citoyens ordinaires. Les usages absents de ces corpus, hélas, sont alors souvent tout bonnement occultés ou en viennent à être assimilés sans raison valable à des formes critiquables.

Alors, à moins de considérer que l’État français a le privilège d’édicter la norme suivie au Québec, osons prendre nos libertés. N’ayons donc pas peur d’écrire je pelte. Bien qu’on risque de traumatiser quelques puristes de manière irrémédiable et d’encolérer leurs suppôts, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs!

Gabriel Martin, linguiste

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