Souvenir d’enfance : Jeanne

6 octobre 2024 | Par Luc Breton | Voix libre, vol. 22, no 5

Tous les vendredis soir, à 18 heures, sans exception, l’autobus qui sillonne les villages jusqu’à Québec s’arrête devant la maison de ma grand-mère à Marbleton. Je suis là, faisant les cent pas, à attendre Jeanne, maîtresse d’école à Sherbrooke. J’ai sept ans. Je vois le visage de ma grand-mère qui me surveille à travers ses rideaux blancs en dentelle. La belle grande rouquine descend de l’autobus valise à la main. Quand ma mère m’y autorise, je partage le lit de mon héroïne et au réveil je déjeune aux beignes chauds avec mes grands-parents. Jeanne est née le même jour que moi, à 20 ans d’intervalle. Cela allait de soi qu’elle serait ma marraine, ma mère substitue. Je l’appelle Jeanne et non tante Jeanne. Les histoires de matante l’horripilent.

Jeanne, la tante de Luc Breton, avec sa classe d'élèves en juin 1969 ▪ Source : Luc Breton 

L’été, dans la chaloupe qu’un artisan du village lui a fabriquée, je rame à travers les petites îles du lac pendant qu’elle lit. Pour le piquenique, j’accoste la chaloupe près des énormes rochers qui font la réputation de ce lac profond. Parfois je m’endors dans les fougères. À chacun de ses voyages, elle me rapporte un souvenir… éducatif. Pour Noël et pour souligner nos anniversaires de Capricorne quelques jours après les Fêtes, elle m’offre ce qu’il y a de plus récents sur le marché pour un jeune homme, jeu de mécano en métal, fusil à plombs, construction en carton d’un village en 3D. Elle me tricote des mitaines, des bas et pour mes 13 ans, un magnifique manteau avec mon prénom inscrit le long des manches.

Jeanne est une vieille fille c’est-à-dire une femme encore célibataire après l’âge de 25 ans mais elle n’en a rien à cirer de ces histoires folkloriques. Nous sommes au début des années 1960, ça bouge au Québec. Les femmes prennent leur place, le clergé est montré du doigt. Ma mère et ma marraine sont des femmes de tête. Le curé et les religieuses de mon village les redoutent. Opiniâtre à ses heures, Jeanne manque parfois de tact. Je suis à la fois fier et gêné de l’accompagner. Elle laisse sa marque sur l’adolescent et l’adulte que je deviendrai.

À la fin des années 1960, elle se marie en secret et je suis le premier à qui elle en fait l’annonce. Je me sens privilégié, aimé, estimé avec Jeanne. Au début de la cinquantaine, un diagnostic de la maladie d’Alzheimer précoce est annoncé. Mes visites s’espacent, elle m’oublie lentement et décède à l’âge de 67 ans. Il y a trois ans je lui ai rendu visite au cimetière. J’ai nettoyé sa plaque au sol cachée par les mauvaises herbes et du gravier. C’est elle qui m’avait montré comment remuer le sol et parler aux fleurs.

Note

À la manière de Luc Breton, nous vous invitons à partager un souvenir personnel avec le lectorat du Journal de rue. Longueur du texte : 450 mots.

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