Il était une fois… Un petit garçon qui aimait les trains
Il était rondouillard, enjoué, toujours à l’affût d’un événement qui puisse le faire rire. On le surnommait Ti-Boule. Il allait, sifflotant et saluant les passants de son air débonnaire.
Il ne passait pas inaperçu, ce gamin à l’air déluré et jovial. Son visage bien découpé, ses yeux noirs, vifs et expressifs, lui conféraient un charme si particulier qu’une fois qu’on l’avait vu, on ne pouvait plus l’oublier. Très tôt, il se fit remarquer par sa sagesse et sa perspicacité. Il était vaillant, toujours appliqué à accomplir la moindre tâche. Aîné de la famille Beaudet, Casimir devait son singulier prénom à sa mère polonaise qui entretenait une dévotion ancestrale envers le saint patron de sa Pologne natale. Lidia, la fugitive, essayait d’oublier les horreurs qui avaient martyrisé son cher pays en souriant et chantant tout au long du jour. Dès son arrivée dans une famille du centre-ville de Sherbrooke, elle avait eu la chance de rencontrer celui qui deviendrait son mari, un Canadien français, membre d’une famille nombreuse qui avait accueilli la pauvre Polonaise comme une des leurs. Après tant de souffrances, elle avait le goût du bonheur.
La famille Beaudet logeait au cœur de la ville, tout près de la gare où les trains du CN allaient et venaient chaque jour avec une régularité sans faille. L’enfant, tout jeune encore, interprétait le «tchou tchou» des trains qui entraient en gare comme un appel au voyage ; ce va-et-vient le faisait rêver. La fascination presque magnétique qu’il éprouvait pour les trains et la gare avait su convaincre sa mère de l’accompagner chaque dimanche soir à l’arrivée du train. Pour Lidia, c’était un soir de congé, une trêve dans la routine des besognes quotidiennes. Le train, pour elle, signifiait la conquête de l’espace et de la liberté. Bien inconsciemment, Casimir ressentait les émotions qui submergeaient sa mère comme s’ils partageaient la même âme, la même essence originelle, intangible comme un lien invisible unissant les « vieux pays » et le Nouveau monde, celui de la paix et de tous les possibles.
Dès qu’il sut lire, Casimir notait l’heure des arrivées, plus intéressantes que celles des départs. Certains prenaient la direction de l’hôtel Wellington, d’autres étaient attendus par des membres de leur famille ou des amis. En été, l’enfant, l’oreille attentive, sortait sur le balcon dès qu’il entendait le glissement d’un train qui s’avançait vers la ville en réduisant sa vitesse et crachant les volutes de fumée noire loin dans le ciel. Imposant, l’engin de locomotion ouvrait le passage devant lui, quels que soient le temps ou la saison. Forts, puissants, invincibles, les wagons avançaient sur la voie ferrée, ouvrant le passage comme le soc des charrues laboure la terre. Ils semblaient maîtres de l’espace et du temps. Tout cela impressionnait Casimir qui caressait le rêve de monter à bord pour visiter le bout du monde qui s’étalait à l’infini.
Quand il fut assez costaud pour porter des bagages, il se mit en quête de travail. On le voyait errer aux alentours de la gare, devenue sa deuxième maison. Il cherchait un colis à livrer, une malle à porter, un visiteur à guider. Chaque sou reçu pour service rendu était remis à sa mère comme une humble offrande qui comblait le maigre revenu de son père, gardien au camp Newington, où étaient internés des prisonniers allemands.
Parfois, d’élégantes dames descendaient chargées de bagages, aussitôt Casimir se plaçait au garde-à-vous, en quête d’un signe. Il espérait toujours que la charge à transporter ne soit pas trop lourde pour lui et que la voyageuse se rende à l’hôtel Wellington plutôt que chez un lointain parent.
Il scrutait les horaires, les destinations et la provenance des trains; dans son imagination vagabonde, il imaginait ces villes inconnues comme des lieux où la richesse abondait, où la musique résonnait continuellement, où jamais personne ne versait de larmes ni souffrait de faim ou de froid. Dès qu’il entendait le chef de gare appeler les passagers qui se dirigeaient vers New York, Boston ou Portland, Casimir se voyait, à son tour, tout endimanché, monter à bord du train après avoir embrassé sa mère baignée de larmes. On peut toujours rêver!
Les années passèrent sans atténuer l’intérêt de Casimir pour les trains. À la gare, il était devenu indispensable : à chaque bordée de neige, il essuyait les planchers, si un voyageur laissait tomber un objet, il s’empressait de le ramasser; rien ne lui échappait. Le début de l’hiver était sa saison préférée. La magie opérait au cœur de la ville, surtout depuis la fin de la guerre. Les rues King et Wellington rivalisaient, cherchant à retenir les passants enivrés par les lumières, les vitrines, et les enseignes clignotantes du théâtre Granada. Séduit par toutes ces promesses de joie et bonheur, Casimir guidait les arrivants en leur fournissant les informations nécessaires afin que leur séjour soit des plus agréables.
Juste avant Noël 1946, il remarqua deux voyageuses venues par le train de Boston : une jeune femme émaciée, l’air hagard, et une petite fille dépenaillée. Casimir les observa un moment et, personne ne venant à leur aide, il prit l’initiative de s’approcher d’elles. Il demanda leur nom, mais ne reçut comme réponse que des larmes et un jargon incompréhensible alors que la fillette, apeurée tentait de se cacher derrière sa mère. Il était déconcerté. Que faire? Il faisait froid, il ne pouvait les laisser partir seules vers la ville enneigée.
Il lui restait quelques biscuits dans son havresac, il en prit deux, s’agenouilla près de l’enfant et les lui offrit en souriant. Sans réfléchir, elle saisit les galettes, dévora le premier comme un loup affamé, et penaude, tendit le deuxième à sa mère.
Casimir, pris de pitié, songea combien sa mère était reconnaissante envers la famille qui lui avait ouvert leur foyer. Sa décision était prise, il les inviterait à la maison, ses parents accueilleraient ces réfugiées avec mansuétude, il n’en doutait pas. Pour se faire comprendre, il dessina la rue devant la gare, traça des pas sur la neige jusqu’à une maison qu’il désigna être la sienne. Voyant que la mère comprenait son invitation, il prit la main de la fillette qui se laissa conduire comme si elle n’avait plus aucune crainte ni aucune volonté.
Lidia, quelque peu étonnée par l’arrivée inattendue de ces visiteuses, comprit rapidement la situation. Elle serra la jeune femme dans ses bras et, entendant parler la mère, reconnut aussitôt la sonorité de la langue russe et comprit les tourments, les peurs qui les habitaient. Son amitié leur était désormais acquise. Elle, la réfugiée, ouvrait à son tour sa porte et son cœur à plus pauvre qu’elle.
L’enfant de la gare, devenu grand, n’oublierait jamais cette leçon de l’hiver 1946 ; Lidia, la réfugiée, lui avait transmis la valeur de l’accueil à quiconque demande asile.