Et si nous étions tous compagnons d’âmes
Il arrive que nous soyons confrontés à des situations à la limite de l’humain qui viennent bousculer notre sommeil dogmatique en interpellant notre conscience.
Plusieurs personnes, hommes et femmes de tous âges, vivent dans la rue en situation de précarité et de vulnérabilité. La philosophe Hannah Arendt aurait facilement pu dire que c’est une situation presque banale, à un point tel que nous n’en voyons plus la part de détresse. Rapidement, des jugements de tout genre envahissent notre esprit comme si le monde se départageait en deux : il y a ceux qui réussissent et les autres; ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien; ceux qui travaillent fort et ceux qui « se pognent le beigne »; les biens nantis et les va-nu-pieds. Comme si la personne itinérante ou en situation de vulnérabilité était un être coupable de quelque chose qu’elle payait de son être pour une faute commise, dont nous ignorons tous la teneur, comme ce personnage dans l’un des romans de Kafka qu’on accuse sans qu’il sache de quoi exactement.
Nous pouvons tout aussi facilement objectiver la situation en proposant des explications psychologiques, politiques ou sociales. Par exemple, nous pourrions penser que c’est la faute du gouvernement en raison de ses politiques sociales injustes. Nous portons des jugements de toutes sortes pour nous donner bonne conscience. Il est facile de se contenter d’opinions au lieu de réfléchir, comme si nous savions déjà ce qu’est une vie de précarité. En somme, pour des raisons de commodités, nous nous dissimulons à nous-même ce qui se passe. Nous haussons les épaules comme si tout cela était inévitable. C’est un aveuglement volontaire.
Mais au lieu d’y aller de nos préjugés et mensonges en tout genre, que se passe-t-il si nous interrogeons notre conscience? Et si nous étions les vrais coupables? Car demeurer là, sans réagir, pendant que des êtres souffrent nous rend coupables d’une faute métaphysique ou philosophique. Karl Jaspers (1883-1969), un philosophe, dit la chose suivante : « Quelque part, dans la profondeur des rapports humains s’impose une exigence absolue : en cas de conditions de vie menaçant l’être, n’accepter de vivre que tous ensemble ou pas du tout ». Ce vivre ensemble, c’est ce qui constitue la substance même de l’être humain. Dès lors, nous sommes coupables d’un manque de solidarité. « Être coupable… c’est manquer à la solidarité absolue qui nous lie à tout être humain ». Cette culpabilité philosophique exerce « une transformation de la conscience que l’homme a de lui-même ». Jaspers ajoute « La question qui se pose, c’est de savoir dans quel sens chacun d’entre nous doit se sentir coresponsable ». Il y a un appel de la conscience. Manquer son appel nous rend coupables de ne pas agir pour réparer et protéger.
Cette vie faite de précarité et de vulnérabilité nous met en cause parce que nous sommes des humains qui partageons le même destin : trouver notre chemin, une manière de vivre qui réponde à notre désir, à notre rêve, à ce qui nous pousse à nous engager sur la voie de l’existence. Cette vie entre en résonnance avec la condition humaine au cœur de chaque être humain, qui fait que celui-ci s’interroge : « de quoi suis-je coupable? » C’est pourquoi « nous n’avons pas seulement conscience de nous-même comme individu », mais comme humain. Ce que nous avons en commun, c’est la tâche de devenir humain, parce qu’on ne l’est jamais complètement. Et nous avons besoin des autres pour le devenir.
Si nous acceptons cette expérience de notre conscience, il n’est plus possible de croire que le succès d’une vie devienne une instance de vérité et de dignité. Ce qui est inquiétant, ce n’est pas tant qu’il y ait des gens qui vivent dans la rue, c’est qu’il y ait des gens si sûrs d’eux-mêmes en raison de leur succès. Car il y a un risque avec la vie réussie, celui de nous éloigner de notre conscience.
Accuser autrui d’être responsable de son malheur est « le signe que nous ne nous sommes pas compris nous-mêmes ». Alors, devant ces vies lacunaires et étranges, « il est de l’intérêt de chacun de nous de voir clair en lui-même ». Ce faisant, la première exigence philosophique, lorsqu’on s’intéresse à la vie lacunaire, consiste à travailler sur soi-même.
Ce qui manque le plus à l’humain c’est de communiquer, c’est-à-dire de s’écouter les uns et les autres sur ce qui nous unit. Et ce qui nous unit, c’est que nous cherchons ensemble notre chemin de vie, une manière de vivre qui sache nous rendre encore plus vivants. En touchant aux profondeurs de l’existence commence une réelle communication des âmes. S’il y a un dénominateur commun qui nous assemble, c’est notre appartenance aux questions qui nous viennent directement de la condition humaine. Pour cette raison, il convient d’offrir à l’autre toute sa valeur en rendant justice à son vécu de vulnérabilité.
Il ne faut pas que la pauvreté nous prive de la richesse de la pensée. Il reste toujours la dignité de se décider pour la vie avec la pleine conscience de sa signification. Puisque la conscience humaine est une question pour elle-même, souvent sans réponse, mais qui nous fait vivre au plus près de nous, ce n’est pas d’une meilleure maîtrise de la vie dont nous avons besoin, mais de choisir de dire non.
Sinon on se laisse avilir à une vie moyenne faite d’indifférence « sans rien qui la dépasse ». Plus aucune recherche de sens ne s’éveillera en nous. Nous ne saurons plus voir dans l’art, la musique, la poésie, la philosophie quelque chose de plus grand que nous. Du coup, nous ne saurons plus entendre la détresse ni la joie. L’indignation sera réduite à une émotion sans ouverture sur la vérité de soi.
L’itinérance est le signe de notre aveuglement et de nos mensonges. Tant et aussi longtemps que nous n’éprouverons pas un ébranlement intérieur, une culpabilité métaphysique, les choses demeureront ainsi. C’est pourquoi, c’est sur soi que nous devons travailler jusqu’à reconnaître que nous sommes tous des compagnons d’âmes, solidaires dans la quête d’une vérité de soi : se rendre disponible au possible, à une idée, à un projet de vie qui nous rendent à la vie en apprenant à voir du beau là où il semble ne pas y en avoir. Cela devient un travail de philosophie qui consiste à discerner l’universel dans l’inacceptable et la singularité de chaque vie.