Mon premier emploi
Notre voisine immédiate, la veuve Laforest, était une femme qui nous semblait être née vieille. Nous, les enfants, nous ne pouvions imaginer qu’elle put autrefois être une jolie petite fille. Elle était ridée comme une pomme de terre laissée au soleil trop longtemps, ses cheveux grisonnants étaient en friche et elle était maigre comme un piquet. Parfois, elle s’approchait de la clôture et appelait maman pour lui raconter toutes sortes d’histoires farfelues au sujet de son fils adoré, Ti-Paul, qui buvait comme un trou. Nous l’écoutions, à la fois amusés et troublés, car parfois, elle s’emportait et gesticulait comme un épouvantail agité par l’orage, mais maman, patiente et rassurante, savait l’écouter et l’apaiser.
Quand elle était de bonne humeur, la voisine nous offrait des pommes ou de la rhubarbe, même si elle savait pertinemment que nous en cultivions dans notre potager. Ces jours-là, maman disait « qu’il fallait la prendre selon son humeur, qu’elle était bien journalière », façon de qualifier ce trait de caractère aujourd’hui identifié dans le jargon médical comme étant une « humeur labile, instable ». On l’aimait bien quand même, cette étrange voisine!
Madame Laforest avait aussi une fille, Jeannine, qui était mariée et travaillait en ville, une singularité dans les années 50. Le couple avait une enfant, Gisèle, qui vivait chez la grand-mère analphabète et un peu bizarre. Quand la petite eut l’âge de fréquenter l’école, Paul-Émile, le papa me demanda si je voulais m’occuper d’elle au retour de l’école afin que les leçons soient bien comprises et les devoirs faits régulièrement. Il me paierait 0,50 $ chaque samedi, congé ou non. Il faut rappeler que les journées pédagogiques n’étaient pas au calendrier de l’année scolaire, qui comptait alors 192 jours de classe. C’est à ce moment que s’amorça ma vie de future femme indépendante financièrement!
Nous fréquentions une école rurale, assez éloignée de chez nous. Or, après les cours, nous devions revenir à la maison à pied, les plus vieux d’entre nous assumant spontanément la responsabilité de veiller sur les plus jeunes. Le papa de Gisèle comptait sur moi pour la ramener chez sa grand-maman, qui nous attendait avec un verre de lait et, selon son humeur, parfois une galette. La collation partagée, on sortait l’ardoise et on se mettait au travail : apprentissage de l’alphabet, écriture, épellation, calcul et, bien sûr, révision du catéchisme, qui contenait 508 questions et réponses ainsi que des prières usuelles en latin qu’il fallait maîtriser parfaitement au fil des années.
Pour l’enfant qu’était Gisèle, le calcul et les prières en latin s’avéraient des apprentissages plus ardus, mais j’arrivais toutefois à la faire progresser, peut-être parce que j’avais appris à observer maman quand elle nous faisait répéter nos leçons comme un mantra jusqu’à ce que nous maîtrisions toute la matière à apprendre. Ma mère nous redisait sans cesse : « On est pauvres, mais c’est pas vrai que vous allez rester ignorants ! » Il semble bien que je nourrissais les mêmes ambitions pour Gisèle, ma petite protégée.
Le salaire gagné comme « aidante aux devoirs » de Gisèle, ajouté à ce que j’accumulais à garder les enfants du voisinage, me permettait d’amasser assez d’argent pour offrir de modestes cadeaux de Noël à mes parents et à chaque membre de la fratrie. Décembre venu, j’entrais timidement au magasin « 05-10-15» de la rue Principale tenu par deux vieilles filles qui géraient ce commerce populaire avec bienveillance. Elles m’accueillaient gentiment et cherchaient avec moi ce que je pouvais acheter avec mes sous économisés parcimonieusement.
C’est fou tout ce qu’on pouvait se procurer avec quelques dollars dans le porte-monnaie! Un paquet d’allumettes bien enrubanné pour papa, un peigne de couleur ivoire pour nouer les cheveux bruns de maman, de fins papiers à lettres pour mes grandes sœurs, des soldats de plomb et des jeux de cartes pour mes frères. Je revois les demoiselles Breton calculer jusqu’à la dernière cenne afin que j’en aie pour mon argent! Me prenaient-elles en pitié ou voyaient-elles en moi la fillette qu’elles n’auraient jamais? À travers les années, j’ai conservé un touchant souvenir de ces relations simples avec des adultes pour l’enfant naïve que j’étais alors!
Quand Gisèle devint autonome, sachant lire et écrire, on mit fin à mon « contrat », mais ses parents, qui tenaient absolument à me récompenser d’une façon particulière, m’ont invitée à visiter le célèbre parc Belmont à Montréal. Dans mon souvenir, Jeannine n’était pas avec nous, et selon mon analyse de fillette, elle n’avait pas l’instinct maternel très vif, car elle était la seule mère que nous connaissions qui « travaillait en manufacture » et laissait son enfant à la garde de sa grand-mère. Sauf pendant les années de guerre qui venaient de se terminer, en règle générale les femmes quittaient leur emploi dès qu’on leur passait l’anneau au doigt. Le mode de vie de cette famille me semblait bien étrange.
Le papa de Gisèle, Paul-Émile, n’avait pas d’auto, nous sommes donc partis en autobus, très tôt, un beau samedi matin de la fin de juillet 1952. Pour nous rendre à Cartierville, au nord de la métropole, nous avons également pris un tramway. Il nous guidait avec aisance dans ce monde totalement inconnu; c’était ma première rencontre avec l’urbanité!
Le parc Belmont! Quelle merveille! Nous n’avions pas assez de sens pour voir, entendre et toucher à toutes les attractions qui nous apparaissaient plus invitantes les unes que les autres. Les manèges, le carrousel vénitien, la grande roue, une glissoire interminable et les fascinants miroirs déformants nous subjuguaient. Hésitantes, nous sommes entrées dans la maison hantée, où l’enregistrement d’une voix féminine au rire maléfique nous faisait peur et nous fascinait en même temps. C’était envoûtant!
Et Paul-Émile, généreux et patient, ne nous refusait aucun caprice. Il nous offrait chaque billet dont nous avions besoin pour accéder à ces jeux. A la fin de l’après-midi, il s’amusa de nous voir apprivoiser la barbe à papa, dont je n’ai oublié ni l’odeur, ni la texture, ni le goût.
Nous avons quitté ce paradis à l’heure où mille et une lumières de même qu’une musique entraînante rendaient l’endroit féérique. Les couples d’amoureux y entraient, enlacés, tandis que les familles ravies regagnaient leur logis. Epuisées, Gisèle et moi avons dormi sur la route du retour, des souvenirs de magie à jamais gravés dans nos mémoires. Plus tard, j’ai réalisé la chance que m’avait offerte Paul-Émile, car je devais être l’une des rares fillettes de mon patelin à avoir visité ce lieu enchanteur.
Devenues adultes, Gisèle et moi avons pris des routes différentes, marquées l’une et l’autre par ces années d’apprentissage et d’insouciance. Il y a déjà quelques années, Gisèle, victime d’un AVC, s’est envolée vers le paradis la même journée que sa mère, hospitalisée dans la chambre voisine. Étrange jeu du hasard, Jeannine semble avoir fait le grand voyage en compagnie de sa fille dont elle ne s’était pas beaucoup occupée pendant sa vie.
Éloquente démonstration du fait que le destin se rit parfois des humains!