Entrevue exclusive avec les créateurs des Nombrils
La série Les Nombrils est un best-seller chez Dupuis, elle est traduite en plusieurs langues (néerlandais, tchèque, catalan, anglais, slovaque, danois, islandais), elle a son adaptation théâtrale et un film tiré de la série est en voie de réalisation. Elle est, de plus, encensée par la critique.
Q : À ce jour, le bonheur est-il parfait (ou presque parfait) pour les auteurs des Nombrils? Dans leurs rêves les plus fous, Maryse Dubuc et Marc Delafontaine imaginaient-ils un parcours professionnel de si grande envergure?
Maryse : Jamais de la vie! Le succès des Nombrils nous dépasse encore! Nous avons modestement commencé la série à raison d'une page par mois dans le défunt magazine Safarir. Nous ne connaissions alors pratiquement rien à l'écriture de gags et nous avions tout à apprendre! Jamais nous n'aurions cru que notre petit satyre de l'adolescence allait intéresser un géant de l'édition européenne comme les Éditions Dupuis!
Marc : J'ai grandi en lisant Gaston Lagaffe, Spirou, Lucky Luke, Les Schtroumpfs. Et c'est à 12 ans, en lisant un album de Spirou et Fantasio, que j'ai décidé que j'allais devenir auteur de BD. Inutile de dire que pour moi, les Éditions Dupuis représentaient le Saint Graal. Je vous laisse donc imaginer mon émotion quand, trois jours après avoir envoyé le dossier des Nombrils à Dupuis, nous recevions un appel de l'éditeur qui souhaitait inclure Les Nombrils dans le mythique journal Spirou et signer un contrat avec nous pour une série d'albums!
Q : Gardez-vous, en tant qu’auteurs, un souvenir précis de la naissance de Karine, Vicky et Jenny? À quel moment vos personnages ont-ils pris une forme définitive sous votre plume ou crayon à dessin?
Maryse : Au tout début, le projet est né de l'envie de parler de l'adolescence par le biais d'une série mordante à l'humour vachard. L'idée de mettre de l'avant des filles profondément nombrilistes et dont on voit le nombril est venue simultanément avec l'idée du titre : Les Nombrils. Dès ce moment, nous savions que nous tenions quelque chose. Il restait alors à incarner ce concept par le biais de bons personnages.
Marc : Jenny et Vicky sont nées en premier. À l'époque, elles étaient un peu interchangeables, l'une complétant la phrase de l'autre. Nos deux petites pestes esquissées, on a rapidement senti qu'il nous manquait un élément important : la voix de la morale, de la raison. La gentille fille qui subit leurs crasses et ramasse les pots cassés : Karine.
Maryse : Même si elle est née après les deux autres, Karine est la pierre angulaire qui permet l'équilibre du trio. D'abord simple faire-valoir un peu effacé, elle a fini, au fil des pages et des albums, à imposer sa personnalité. Tout comme Jenny et Vicky qui, au bout de quelques pages, s'étoffent et se distinguent l'une de l'autre jusqu'à en devenir, quelques albums plus tard, sincères et touchantes. Mais tout ça ne se prévoit pas froidement en amont. C'est un long travail instinctif et organique qui s'étend sur des mois et des années.
C’est connu, les auteurs aiment tous leurs personnages. Dans Les Nombrils, il s’est ajouté un grand nombre de personnages au fil des albums.
Q : Parmi tous vos personnages, lequel vous a donné le plus de fil à retordre et pourquoi?
Marc : Nous avons créé Jenny, Vicky et Karine de façon très spontanée, et ce, autant graphiquement qu'en terme d'écriture. Peut-être parce qu'à l'époque, nous ne sentions pas l'attente des lecteurs et que nous n'étions pas encore en train de construire une longue intrigue. Le premier personnage à nous donner du fil à retordre est arrivé au tome 4. Pour se mettre dans le contexte : la série est en train d'exploser et Dupuis décide de mettre le paquet sur la promotion de l'album en chantier. Nous en sommes alors à la moitié de la création, mais la fin que nous avions envisagée ne nous plaît plus et nous ne savons plus comment terminer l'album. Pendant ce temps, les 300 000 lecteurs du journal de Spirou attendent la suite de l'histoire, et la date butoir pour rendre les dernières pages arrive à grands pas. Dupuis a déjà réservé des panneaux publicitaires dans le métro de Paris pour un album dont nous avons complètement perdu le contrôle! On panique!
Maryse : Ça a été le plus grand stress de notre carrière. La peur de décevoir nos lecteurs et notre éditeur. Au final, je ne sais plus comment on a fait pour s'en sortir, mais on y est arrivés. Sauf que pour cela, il nous a fallu créer un personnage qui n'allait apparaître que sur trois pages, mais qu'on savait déjà très important pour la suite, car il était le catalyseur de la transformation de Karine. Et là, on a bien galéré! Dans un moment de découragement, Marc est venu me montrer la première esquisse d'un chanteur de rue albinos habillé tout en blanc, avec des lunettes rouges et deux discrètes petites mèches sur la tête qui lui donnaient un air à la fois sympathique et diabolique. Là, j'ai su qu'on tenait notre personnage. On ne savait pas trop comment on l'utiliserait dans le prochain tome, mais son design était si fort et chargé de sens que ça ne pouvait être que lui. Albin l'albinos était né!
D’album en album, vous osez aborder de front des sujets à la fois cruciaux et délicats (la culture de l’image, les classes sociales, les couples mixtes, les familles reconstituées, l’intimidation, l’alcoolisme, la jalousie, l’hypocrisie, l’hypersexualisation, la compétition, les relations sexuelles, etc.).
Q : À votre avis, est-ce qu’on peut traiter de tous les sujets en littérature, et particulièrement en littérature jeunesse? Avez-vous déjà eu à vous censurer?
Marc : J'aimerais d'abord faire une précision : Les Nombrils est une série « tous publics » et pas jeunesse. Benoît Fripiat, notre éditeur, établit la différence suivante : en jeunesse, les personnages disent ce qu'ils pensent; en « tous publics », ils peuvent mentir, dire des choses parce que ça les arrange. Et c'est ça qui nous excite avec Les Nombrils : montrer que sous la surface d'un personnage en apparence caricatural se cachent des blessures, des désirs, des pulsions cachées qui, non seulement nous le rendent humain et attachant, mais nous permettent aussi d'élargir le spectre des émotions auxquelles on peut s'attendre dans une série à gags.
Maryse : Et c'est cette humanisation qui nous offre la possibilité de traiter des thèmes difficiles sans être lourds et moralisateurs. On ne s'est pas dit : « Tiens, et si on parlait d'homosexualité dans un album à gags, ce serait vachement audacieux, non ? ». Au contraire, on se demande comment faire avancer l'histoire de façon cohérente mais surprenante, tout en creusant nos personnages et en révélant, d'album en album, de nouvelles facettes de leur personnalité préparées en amont. Et si cette envie d'étoffer nos personnages implique de traiter d'un thème délicat, on n'hésite pas. L'idée est de donner un sens aux événements, de ne pas faire les choses gratuitement. Et quand il y a du sens, le lecteur le sent et ne se formalise pas parce qu'on a traité de ceci ou cela. En tout cas, jusqu'à maintenant, notre éditeur ne nous a jamais rien censuré et aucun lecteur ne s'est plaint. On touche du bois!
Les Nombrils font réfléchir, mais nous font rire aussi. L’humour est la principale caractéristique de votre œuvre tant sur le plan de l’écriture que du dessin.
Q : Pouvez-vous nous révéler qui ,de Delaf ou Dubuc, fait rire l’autre après toutes ces années de collaboration?
Marc : Maryse est une des personnes les plus drôles que je connaisse. Elle aurait pu faire une brillante carrière d'humoriste, j'en suis convaincu. Instinctivement, elle sait raconter, elle a le sens de la répartie, le timing parfait. Elle voit toujours comment optimiser un gag ou reformuler une phrase pour lui donner plus d'impact. Mais ce qui est très curieux, c'est que lorsqu'elle regarde une comédie, un spectacle d'humour ou lit des gags, elle ne rit jamais. Je pense qu'elle déteste, mais non, à la fin, elle se tourne vers moi et me dit : « c'était super ! ». Elle est comme ça. Il faut donc que je m'accroche quand je lui fais lire mes premières esquisses, car je ne peux absolument rien décoder dans son visage.
Maryse : Hey! C'est pas vrai!! Bon, ok, un peu. Mais je ris dans ma tête. Marc, lui, c'est l'opposé. Il peut rigoler à haute voix trois ou quatre fois sur la même page de BD à cause de la pose d'un personnage, d'une expression bien sentie ou d'un détail d'arrière-plan. C'est un dessinateur, alors il porte une attention à tous les détails, ce que je fais moins, car je lis plus que je ne regarde les BD. Et cette attention qu'il porte aux détails en tant que lecteur se reflète dans son propre travail : il peut passer un temps fou à peaufiner l'expression d'un figurant d'arrière-plan. Certains lecteurs nous disent avoir lu nos albums dix, vingt fois en y découvrant à chaque fois des détails qui les ont fait éclater de rire. Et oui, ça me fait rire aussi. Dans ma tête, mais ça me fait rire!
Parlez-nous de votre lieu de création et de vos rituels d’écriture.
Maryse : Notre technique a beaucoup évolué d'album en album. Au tout début, on se lançait sans réfléchir, portés par un enthousiasme un peu naïf qui nous a souvent joué des tours. Maintenant, on est plus structurés : les premières semaines d'écriture sont généralement consacrées à de longues discussions visant à développer l'histoire que nous avons envie de raconter. On teste plusieurs pistes, on évalue les options. C'est une période à la fois excitante et frustrante, car c'est à ce moment qu'on doit faire le deuil de bonnes idées qui nous ont parfois portés pendant des semaines, mais qui, pour diverses raisons, ne s'avèrent pas viables. Alors, pour se rendre la vie plus agréable, on combine cette première partie du travail avec le voyage. L'histoire du tome 8, par exemple, nous l'avons élaborée lors d'un séjour à Hawaii. Oui, je sais, la vie est dure! Après, quand on est d'accord sur la trame générale, on rentre chez nous, dans les Cantons-de-l'Est, près de North Hatley, et on attaque la deuxième phase d'écriture. Je m'enferme quelques jours dans mon bureau et j'écris un long synopsis d'une dizaine de pages racontant l'histoire en détail. Je passe ensuite le relais à Marc.
Marc : Là, c'est à mon tour de m'enfermer dans mon bureau! Je prends le texte de Maryse et je le scinde en une quarantaine de cellules que je développerai chacune en gag d'une page, parfois deux. Je fais ensuite relire le tout à Maryse, qui modifie certains passages, affine des dialogues ou procède à tout changement qui lui semble nécessaire.
Maryse : Vient ensuite le moment crucial : celui du découpage dessiné. C'est à ce moment qu'on voit pour la première fois si nos idées passent bien de l'écrit au dessin. Il faut parfois réajuster, voire réécrire certains passages. Et c'est seulement quand l'album est entièrement découpé que Marc s'attaque à finaliser les dessins avec Fabio Lai, son assistant en Italie, et BenBK, notre coloriste en Belgique. En tout, on parle d'environ 4 mois d'écriture et de 8 mois de dessin.
Q : Si vous aviez un conseil à donner - un seul - que diriez-vous à un jeune qui souhaite se lancer en création de bandes dessinées?
Faut-il se fier au seul talent? Vaut-il mieux aller se chercher une formation?
Marc : C'est délicat, car chaque cas est unique. Pour ma part, je rêvais d'aller dans une école étudier la BD. Mais à l'époque, ce n'était pas possible au Québec. Aujourd'hui, il y a des programmes au Cégep et à l'Université, mais avec le recul, je ne suis pas certain que ce soit la meilleure voie. Je pense que certaines choses s'enseignent, d'autres non. Pour percer en BD, il faut être complètement, réellement et absolument passionné. J'ai appris par moi-même, en lisant, en observant, en dessinant énormément. Je n'avais qu'un objectif en tête et l'échec n'était pas une option. Après, l'école peut être un lieu d'émulation et de réseautage fort intéressant. Je pense que ça dépend de chacun. Le conseil que j'aurais aimé recevoir quand je débutais est le suivant : le talent n'est pas un don du ciel, mais l'envie de faire les choses. Alors si tu as vraiment vraiment vraiment envie de faire de la BD, accroche-toi, car tu as tout ce qu'il faut pour y arriver.
Q : Entre la création et la promotion, quel espace réservez-vous à la récréation, au ressourcement?
Autrement dit, vous arrive-t-il de décrocher et comment?
Marc : De plus en plus. On a beaucoup pensé au travail les premières années. Maintenant, on se permet de respirer un peu plus entre deux albums.
Maryse : On essaie de faire concorder la fin d'un album avec le début de l'été, comme ça, on profite de la piscine et on rattrape un peu de lecture en retard avant de replonger dans le travail.
Q : Quels sont les deux derniers livres que vous avez lus? Et celui que vous vous apprêtez à lire?
Marc : 22/11/63, de Stephen King. L'intrigue est formidable : un professeur de littérature retourne dans le passé pour éliminer l’assassin de JFK, espérant ainsi donner un meilleur sort à l’humanité. J'ai rarement été aussi captivé et bouleversé par un roman. À mon sens, c'est du Stephen King au sommet de son art.
Sinon, je m'apprête à lire les 800 pages dessinées au stylo bille de l'ovni graphique Moi, ce que j'aime, c'est les monstres de l'américaine Emil Ferris. L'album a récemment remporté le Fauve d'or au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. Certains disent que c'est justifié, d'autres non. J'ai envie de me faire ma propre idée.
Maryse : Je viens de relire L'insoutenable légèreté de l'être de Milan Kundera. Ce roman m'avait profondément marquée alors que j'étais étudiante en Lettres françaises au Cégep de Sherbrooke. La façon qu'a Kundera de construire une histoire basée sur les différents ressentis des personnages et en parlant si justement de ces toutes petites choses de la vie si difficiles à exprimer me fascine complètement. Et j'ai commencé à lire Subliminal, de l'écrivain physicien Leonard Mlodinow. Il décrit à quel point l'esprit humain est contrôlé par l'inconscient et combien les biais cognitifs dictent nos actions. C'est très troublant!
On vous imagine sans cesse penchés sur Les Nombrils. Il y a sans doute d’autres projets qui vous animent.
Q : Y aura-t-il vraiment deux autres albums (pour une série de dix)? Planchez-vous toujours sur les Vacheries 2?
Maryse : La série Les Nombrils est effectivement prévue en 10 albums. Après, si en cours de route on se rend compte qu'on a tout dit au bout du neuvième ou, qu'au contraire, il nous faut un onzième pour terminer en beauté, rien n'est exclu.
Marc : Quant aux Vacheries 2, l'album avance bien. Il devrait sortir au courant de l'année, probablement en automne. Et pour les nouveaux projets, plusieurs idées se bousculent dans nos têtes. Rien n'est prévu à court terme, mais on reste à l'écoute de nos envies!