Les gants blancs
Maintenant qu’on se connaît un peu, permettez-moi d’entrouvrir discrètement le rideau sur une scène familiale qui m’a donné une leçon de vie que je n’ai jamais oubliée.
Rien de secret dans les relations complexes entre mère et fille, elles font partie de notre réalité culturelle assez familière dans nos familles. De nombreuses études en font d’ailleurs d’éloquentes démonstrations. Hélas, malgré mes rêves de mère parfaite, je n’y ai pas échappé ! Ma fille aînée et moi avons dû parfois gérer des mésententes, des bouderies, des contestations qui conduisaient invariablement à des ruptures de communication plus ou moins longues. Toujours douloureuses, voire lourdes à supporter.
Mon aînée, appelons-la Marie, s’engageait vers des études supérieures et de jeunes hommes rôdaient autour d’elle. En mère responsable et aimante, voyant le piège d’une relation qui tournerait au vinaigre, j’ai tenté de la mettre en garde, de faire tomber les écailles de ses yeux trop amoureux. Ce fut l’intervention de trop, elle s’est graduellement fermée, rébarbative à toute remarque ou conseil que je tentais de lui adresser. Il paraît qu’on ne portait pas le même regard sur ce jeune homme! Non qu’il était mauvais garçon, mais ils n’étaient clairement pas faits pour vivre ensemble, j’en étais persuadée. Au fil des années, le temps m’a donné raison !
Le silence entre nous deux s’éternisait… Mais une fille a souvent besoin de sa mère et, la nécessité faisant loi, Marie s’est vu obligée de me demander un service :
--- Maman, est-ce que je pourrais emprunter ton auto pour la fin de semaine, la mienne est en réparation ?
--- Bien sûr, répondis-je sans élaborer davantage. Je voulais bien rester accueillante, mais avec une certaine réserve tout de même !
--- Je passerai demain matin vers huit heures.
--- Je t’attendrai. À demain !
Je m’étais préparée à sa visite, comme il se doit, le café tout chaud prêt à servir. Les gants blancs sortis de mon tiroir attendaient sur le comptoir de cuisine. Une paire de gants longs, jusqu’au coude, en réserve au cas où. Encore en robe de chambre, je les enfilai dès que je l’ai vue arriver.
--- Où t’en vas-tu habillée de même avec des gants blancs, à cette heure matinale ? dit-elle interloquée ?
--- Je ne vais nulle part, je reçois ma fille, répondis-je, un sourire dans la voix.
Elle s’est esclaffée devant l’absurdité de la situation. Elle a compris, par ce geste d’humour, que parfois, un esprit accueillant et un dialogue ouvert valent mieux que la violence verbale. L’escalade des paroles que l’on regrette d’avoir lancées sans réfléchir, les silences accusateurs, les regards blessants laissent des cicatrices difficiles à effacer. Elle avait compris, et ni l’une ni l’autre n’ont oublié cette mise en scène.
On a ri toutes les deux, on s’est fait l’accolade, on s’est pardonné. Elle a pris le temps de boire son café au lait fouetté comme elle l’aimait. J’ai retiré mes gants blancs que je garde précieusement, au cas où ils me seraient encore utiles.
Il m’arrive de penser à cette scène quand j’entends des informations sur les publications fallacieuses qui contaminent les réseaux sociaux. Si on offrait des gants blancs à tous ces blogueurs qui déversent un flot de propos haineux sans réfléchir aux conséquences, on y lirait moins de grivoiseries, d’obscénité, de menaces. Mais je rêve !...
