L’usure de compassion

3 août 2022 | Par Pierrette Denault | Communautaire, Handicap, vol. 20, no 4

Rencontre virtuelle avec une proche aidante référée par le Club des Étincelles de bonheur du Haut-St-François, l’un des 22 organismes membres de regroupement régional Action Handicap Estrie. Récit d’un combat qu’elle mène au quotidien depuis plus de dix-sept ans. 

Vous avez un petit frère. La vie ne lui a pas fait de cadeau : il ne marche pas, ne parle pas, il souffre d’épilepsie et est atteint, entre autres, d’une déficience intellectuelle et de paralysie cérébrale. Bref, dans le jargon médical, il est un « cas lourd ». Il s’appelle Dave. Vous avez toujours été soudés l’un l’autre, il vous accompagne partout, vous l’aimez comme s’il était votre propre enfant. Un jour, vous apprenez que votre frère doit être « placé ». Dans un grand élan d’amour inconditionnel, vous décidez de devenir sa proche aidante. Or, absolument rien ne vous a préparée à ce que vous allez vivre pendant les dix-sept années qui vont suivre !

Dave (à droite) et sa sœur Nancy Bibeau.

La vie au quotidien avec Dave 

Comme un enfant, Dave a besoin de vous vingt-quatre heures par jour pour tout tout tout. Vous avez choisi de prendre soin de lui, affirmez-vous, mais vous n’avez pas choisi qu’il soit handicapé, alors vous considérez qu’il a le droit d’être entouré d’amour et de sa famille comme n’importe quel être humain en a besoin pour s`épanouir. Lorsqu’il a atteint vingt et un ans, Dave a cessé de fréquenter l’école Le Touret pour vivre à temps plein à la maison, une période qui a duré deux ans en attendant que le centre d’activité de jour soit adapté pour les fauteuils roulants. Depuis il va au centre de jour où il poursuit ses apprentissages, maintient ses acquis et poursuit sa socialisation. Au fil des ans et grâce à votre patience et celle de nombreux intervenants, il a développé des habiletés pour se faire comprendre. Avec le Club les Étincelles d’East Angus, il participe à des activités, fait quelques sorties et, l’été, faute de place au camp de jour, il retournera un jour/semaine au Club les Étincelles. Vous le jurez sans hésiter, votre petit frère est heureux.

Vous vous appelez Nancy Bibeau. Vous avez vingt-neuf ans et Dave en a vingt lorsque vous prenez cette décision qui a radicalement changé votre quotidien. Très vite, votre vie est chambardée, votre univers bascule, votre couple va finir par éclater. Vous vous occupez de votre frère à temps plein – plus question de gérer votre commerce comme avant - vous voilà devenue assistée sociale avec un revenu de misère. Pourtant vous travaillez à la dure, vous mériteriez un salaire décent pour ce que vous faites…

De surcroît, votre maison doit être aménagée pour une personne handicapée en fauteuil roulant. Il vous faut une rampe d’accès, un levier sur rail, des équipements et des accessoires indispensables pour les soins et le confort d’un grand handicapé. Du jour au lendemain, votre salon est devenu la chambre de Dave, vous dormez à deux pas de lui. Vous êtes aux aguets, vous êtes en vigilance constante. Il ne faut rien échapper, tout prévoir, planifier, gérer l’horaire, les services extérieurs. Sournoisement  une surcharge mentale s’installe: la paperasse à remplir - les délais à respecter scrupuleusement (sinon, on menace de vous couper les vivres) ; les demandes de subventions pour faire adapter votre maison (elle le sera neuf ans plus tard grâce à une augmentation de revenu et une réhypothèque!) ; les recherches pour trouver un véhicule adapté (vous dénichez un vieux taxi à Montréal); les heures au téléphone à vous justifier, les lettres auxquelles on ne répond pas, les promesses non tenues, etc. Vous vous débattez comme un diable dans l’eau bénite pour votre frère. À travers toutes les tâches du quotidien, il vous arrive parfois de passer droit et d’omettre de fournir certains documents. Il y en a tellement !!! Le temps et l’énergie vous manquent.  Chaque fois que vous recevez une lettre de l’aide sociale, c’est la crise de panique, l`anxiété, vous figez, vous ne supportez plus cette pression pernicieuse sur vos pauvres épaules. Cette empilade, vous considérez que c’est trop et tout à fait inhumain. Vous ne savez plus où donner de la tête !

L’usure de compassion 

C’était écrit gros comme un éléphant dans le ciel : un jour, vous craquez, vous vous enfoncez dans un burnout profond. On nomme cet épuisement usure de compassion. Car, aider un proche dépendant, ce n’est pas seulement lui consacrer une partie de son temps, c’est aussi vivre avec lui ses souffrances. C’est « puiser régulièrement dans ses propres réserves d’énergie, de force, de patience, de compassion », comme on peut le lire dans la revue L’Appui, (octobre 2020), […]. Une usure qui se définit comme une profonde érosion émotionnelle et physique qui prend place lorsque les personnes qui aident ne sont plus capables de se régénérer et de se ressourcer.

La proche aidance : un travail mal rémunéré 

Selon Proche aidance Québec, il coûterait entre 4 et 10 milliards de dollars et 1,2 millions de professionnels à temps complet pour remplacer les heures effectuées par les personnes proches aidantes. Comme de nombreuses personnes proches aidantes, vous lancez ce cri du cœur et réclamez un salaire décent en échange de votre engagement: « Étant donné que je travaille 24 h sur 24, 7 jours sur 7, je considère que je suis sans contraintes à recevoir un salaire comme tout travailleur et à pouvoir avoir un minimum de vie normale comme tout être humain. » Vous ne cessez de vous demander où sont passés vos droits et votre liberté? Supposons un instant que vous « abandonniez » votre frère… supposons, car évidemment il n’en est rien. Quelle serait la suite des choses sur le plan financier? Le sort de Dave serait alors entre les mains de l’État, qui débloquerait des fonds d’urgence afin d’assumer les frais encourus pour les soins et l’hébergement dans une famille d’accueil accréditée ou en CHSLD. Une somme qui ne se compare pas à la maigre compensation financière qu’on vous alloue en tant que proche aidante… Dave compte parmi les plus vulnérables de la société, il a besoin de vous et en retour vous aimeriez de la part de nos dirigeants un peu plus de reconnaissance. Vous réclamez qu’on vous traite avec dignité en échange de votre engagement. S’il pouvait parler, Dave le réclamerait en chœur avec vous.

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