Anna Canfield (1772-1825), pionnière active et occultée
Le 11 mai dernier, la peintre-collagiste Adèle Blais lançait l’exposition Que serions-nous?, présentée au Musée des beaux-arts de Sherbrooke jusqu’au 3 septembre prochain. L’exposition, qui bat des records d’achalandage, met de l’avant 38 portraits de femmes souvent méconnues qui ont façonné l’histoire d’ici et d’ailleurs. Un livret d’accompagnement, rédigé par une vingtaine de collaboratrices et collaborateurs, expose le récit de chaque femme-sujet représentée par l’artiste. Le Journal de rue de l’Estrie reproduit ici le texte rédigé par Gabriel Martin sur Anna Canfield, pionnière estrienne dont le portrait est mis en vedette dans l’exposition.
Anna Canfield naît le 7 mars 1772 à Arlington, au Vermont, dans une famille d’industriels entreprenants. Alors qu’elle est dans la mi-vingtaine, elle se marie à Gilbert Hyatt, un loyaliste qui ambitionne de constituer une colonie anglaise au Bas-Canada, loin des tumultes engendrés par la Révolution américaine.
Peu après avoir accouché de son premier fils en 1799, Anna quitte le confort de sa ville natale pour s’établir sur les terres presque sauvages que Gilbert a arpentées avec ses associés. Durant la douzaine d’années qui suivent, elle met au monde cinq enfants, dont elle s’occupe sans négliger de se tenir informée des questions d’actualité qui animent le continent.
Son aisance dans le milieu des affaires, qu’elle a fréquenté dès l'adolescence, se révèle particulièrement utile en 1812. Depuis 1808, Gilbert est contraint de liquider ses terrains les uns après les autres en raison des dettes qui l’affligent. Grâce à une série de transactions, Anna parvient à rassembler les fonds suffisants pour racheter à son propre compte les lots perdus par son mari. Elle prend de la sorte possession des terres qui représentent aujourd’hui le centre-ville de Sherbrooke. Elle assure ainsi, semble-t-il, la stabilité économique de l’agglomération balbutiante.
En 1823, Gilbert décède subitement. Après une année de deuil, Anna prend la plume et écrit au lieutenant-gouverneur. Sa famille, explique-t-elle, a été menée à la ruine pour aménager le territoire, sans obtenir les compensations financières que faisait miroiter l’État. Elle réclame réparation. Malheureusement, cette requête reste lettre morte. Elle permet cependant au regard contemporain d’apprécier la maîtrise linguistique d’Anna, l’habileté de sa rhétorique et la justesse de ses connaissances politiques.
Mis à part quelques rayons de lumière qui traversent les interstices des archives, peu d’informations permettent d’éclairer la figure masquée d’Anna Canfield, d’accéder à sa pensée et à ses ambitions. Cela dit, il demeure possible d’établir que cette pionnière était une personne active, instruite et soutenante, dont la présence a infléchi le développement de la région.
De nos jours encore, on qualifie métaphoriquement Gilbert Hyatt de « fondateur de Sherbrooke » pour souligner le rôle important qu’il a joué dans l’aménagement de la localité d’origine. Les noms de quelques lieux, dont le pont Gilbert-Hyatt et la rue Hyatt de Sherbrooke, pérennisent son souvenir. En revanche, ni titre symbolique ni toponyme dédicatoire ne vient immortaliser la mémoire d’Anna. L’apport de cette femme est confiné à l’arrière-plan, derrière celui d’un homme.
La situation n’est pas sans rappeler comment Jeanne Mance a été reléguée dans l’ombrage de Maisonneuve des siècles durant, jusqu’à ce qu’on la déclare fondatrice de Montréal en 2012. On peut se demander si, par un acte de reconnaissance comparable, il n’y aurait pas lieu de considérer qu’Anna Canfield est aussi signifiante que Gilbert Hyatt sur le plan symbolique. Devrait-on même lui reconnaître le titre de cofondatrice de Sherbrooke? Dans tous les cas, il importe de rendre à Clio ce qui revient à Clio, c’est-à-dire de rendre son dû à l’histoire en extirpant de l’oubli une femme occultée des mémoires.