La formule de salutation kwé
Durant les dernières années, la formule de salutation kwé s’est progressivement implantée dans l’espace médiatique québécois. Il arrive désormais de temps à autre que des personnalités artistiques et politiques ouvrent leurs discours ou leurs interventions à la radio et à la télévision avec des énoncés comme kwé, tout le monde ou bonjour, kwé. On m’a questionné à quelques reprises sur le sens, l’orthographe, les origines et la validité de ce fait de langue nouveau aux oreilles de plusieurs. Faisons donc un premier déblayage ici.
D’abord, que signifie kwé? Il s’agit essentiellement d’une formule de salutation autochtone qui sert à amorcer un contact interpersonnel cordial. Ainsi, kwé se compare à bonjour et bonsoir. Dans certains contextes néanmoins, cette interjection représente un signe d’ouverture fort qui va au-delà de la banale salutation. Au Québec, son usage dans l’espace public francophone symbolise d’ailleurs pour nombre de gens la visibilisation et l’affirmation respectueuse d’identités autochtones. Généralement réservés aux conversations impliquant au moins un membre des Premiers Peuples, kwé et son redoublement kwé kwé peuvent donc servir d’amorce positive aux dialogues interculturels autochtones-allochtones.
Différentes graphies sont en usage. La forme kwé, dotée d’un accent, reflète la prononciation usuelle du mot en français. Elle coexiste avec plusieurs variantes modelées par les normes ou préférences propres aux différentes langues autochtones en usage sur le territoire : le français québécois utilise donc parfois aussi kuei d’après l’innu (montagnais), kwei d’après l’atikamekw, kwey d’après l’anishinabe (algonquin) et kwe d’après le wendat (huron) — ces langues admettant elles-mêmes une certaine variation graphique et partageant certaines variantes. Notons en outre que l’interjection dont il est question n’est pas utilisée de manière systématique et préférentielle par toutes les langues autochtones du Québec. Par exemple, en anishinabe, on lui préfère parfois boozhoo, une adaptation du français bonjour, tandis qu’en eeyou (cri) et en naskapi, on utilise plus volontiers les formes waachiyaah et waachiyaa, créées d’après l’ancienne salutation anglaise what cheer?
Aucun linguiste n’ayant encore étudié en profondeur l’histoire de kwé, le secret de ses origines exactes demeure entier. Tout au plus, un dépouillement préliminaire des sources révèle qu’une variante de cette formule de salutation existait déjà durant le premier quart du 17e siècle. Dans Le grand voyage du pays des Hurons, publié en 1632, le missionnaire Gabriel Sagard témoigne en effet de sa rencontre inopinée avec un Wendat d’abord méfiant qui pointa son arc vers lui, puis se ravisa et finit par le saluer avec l’interjection quoye avant de reprendre paisiblement son chemin (voir l’image). Cette anecdote, située dans la région des Grands Lacs en 1623-1624, atteste de l’utilisation d’une variante de kwé dans une langue iroquoienne, il y a quatre siècles. Il reste maintenant à déterminer si les langues algonquiennes, telles que l’innu, l’atikamekw et l’anishinabe, utilisaient déjà des formes linguistiques apparentées à l’époque. Il faudra attendre des études plus approfondies pour le savoir.
Absent de tous les dictionnaires professionnels du français contemporain et n’ayant fait à ce jour l’objet d’aucun commentaire visible de la part des spécialistes, kwé est présentement un autochtonisme sans statut officiel dans notre langue. Toutefois, contrairement à d’autres formules de salutations plus controversées comme bonjour, hi ou bon matin, cet emprunt est reçu assez favorablement par le grand public. Un coup d’œil sur les médias sociaux permet en effet de voir qu’on utilise kwé sans provoquer d’esclandre généralisé; en fait, son usage suscite même quelques commentaires positifs, les réactions disgracieuses étant l’exception plus que la règle. On peut donc considérer que kwé et ses variantes sont implicitement admis dans la norme sociolinguistique du français québécois. Cette interjection contribue symboliquement à la valorisation des cultures autochtones dans l’espace français et, à moins d’avoir une conception particulièrement étriquée de la norme de notre langue, on saurait difficilement s’opposer à son usage.
Gabriel Martin, linguiste
Un autochtonisme célébré
Dans un message publié sur Twitter le 13 janvier 2022, l’animateur et écrivain innu Michel Jean livre ce témoignage éloquent :
Si vous regardez le bulletin de nouvelles que j’anime tous les jours [à la chaine de télévision LCN], vous avez peut-être remarqué que je l’ouvre en disant : « Kuei tout le monde. Bienvenue au TVA Midi », un mot de politesse en langue autochtone avant de se lancer dans l’actualité.
Cette semaine, un père de famille anishinabe m’a écrit ceci : « Kwei monsieur Jean! J’ai remarqué que vous avez débuté le journal télévisé par ce mot de bienvenue : “Kwei”. C’est la première fois que moi je l’entends. C’est peut-être banal pour les auditeurs, mais pour mes filles natives de Kitcisakik c’est un petit rappel à leur culture, un petit regain de fierté qui fait du bien. C’est important! »
Ce message me réchauffe le cœur et m’émeut beaucoup [parce que] je pense en effet que c’est important. S’entendre, se voir. Exister dans l’espace public. Tshinishkumitin! [Merci!]
Des milliers de réactions positives, qui représentent bien l’accueil généralement donné par la population à l’usage de kwé en français, s’en sont suivies.